25 Mai 2015
Monsieur le Président,
Je suis un témoin de la Guerre d’Algérie. De juin 1961 à mars 1962, j’ai été affecté à la Villa Susini, en temps qu’appelé. Ces 9 mois ont été pour moi un terrible traumatisme, puisque j’y ai découvert ce qu’était la pratique systématique de la torture. Cette Villa, à Alger, a en effet, le triste privilège d’avoir fonctionné durant TOUTE la Guerre, en centre de tortures, sans interruption, de nombreux autres centres n’ayant eu cette affectation que de façon éphémère de quelques semaines, mois ou années. J’avais bien lu le témoignage "La Question" écrit par Henri ALLEG, en version clandestine, avant de partir en Algérie. Mais, à cette époque, j’avais pensé qu’il ne s’agissait que d’un cas assez isolé, un "dérapage" d’une unité militaire. La dure réalité à laquelle j’ai été confronté montre bien que cette pratique était, hélas, devenue une institution. Comme j’ai pu le dire dans les nombreux témoignages que j’ai fait, y compris télévisuels, je continue de vivre depuis cette période avec ce terrible traumatisme : il m’a fallu apprendre à le gérer, comme un handicap qu’on gardera toute sa vie.
Je reviens de Sidi Bel Abbès, où j’avais été invité par l’Université Djliali Liabès de cette ville, à l’occasion de la commémoration du 19 mai 1956 (grève qui fut observée massivement par les étudiants à l’appel du FLN, répondant à cet appel de l’Ugema), afin d’intervenir sur le thème de "La pratique de la Torture, institutionnalisée en Algérie coloniale." A cette occasion, évidemment la question de la torture, en particulier, a été largement évoquée, mais aussi les rapports nécessaires entre la France et l’Algérie aujourdh’ui, et sur quelle base. Comme il est annoncé que vous devriez vous rendre dans les prochains jours en Algérie, je souhaite vous faire part des réactions que j’ai constatées sur place, confortant celles déjà vécues lors de mon précédent voyage à Alger, autour du 1er novembre 2014, à l’occasion du 60ème anniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération Algérienne.
Lors de votre voyage de décembre 2012 d’abord : ce déplacement avait suscité de grands espoirs, avec le slogan de votre campagne électorale " Le changement, c’est maintenan t". La majorité des Algériens espéraient qu’enfin, la France allait reconnaître ses responsabilités et les condamner dans l’ensemble des crimes d’état, crimes contre l’Humanité… commis en son nom envers le peuple algérien. Quelle déception ! Lors de votre visite sur la Place Maurice Audin à Alger vous n’avez même pas évoqué la question de la Torture.
Depuis, vous avez diffusé un communiqué le 17 juin 2014 qui reste bien énigmatique et bien insuffisant. Certes il remettait, enfin, en cause la thèse qui restait toujours la version officielle de l’évasion de Maurice Audin. Mais là aussi, cette démarche fut également ressentie comme un opération politicarde. Il est bien évident que personne, depuis juin 1957, ne portait le moindre crédit à la version mensongère de l’évasion de Maurice Audin. Alors, que ce communiqué dise enfin qu’il était mort en détention, n’était que déflorer un secret de polichinelle. Pourquoi, après la diffusion de ce communiqué évoquant des documents et témoignages concordants, ceux-ci ne sont ils toujours pas rendus publics ? Comment Maurice Audin est-il mort ? Qu’est devenu son cadavre ? Quels sont les témoins qui se sont exprimés ? Qu’ont-ils dit ? Quels documents corroborent ces dires ?
Dans la presse algérienne (Le Quotidien d’Oran, El Ayoun, El Watan…), entre août et octobre 2014 un témoignage a été diffusé, donnant une piste sur le lieu de sépulture possible de Maurice Audin. A-t-elle été vérifiée, est-elle exacte ? En novembre dernier, j’avais été sollicité pour commenter ces informations et j’avais accordé plusieurs interviews à ce sujet.
J’ai interpellé votre ministre Jean-Yves Le Drian, votre Chef d’Etat Major des Armées,… sur ce sujet mais je n’ai eu aucune réponse !!!
A l’occasion de l’intervention que j’ai faite à Sidi Bel Abbès, bien évidemment, la question de la torture a été au cœur des échanges et l’affaire Maurice Audin, omniprésente. Ces questions sont naturellement dans les esprits des Algériens. Une position claire, enfin, est attendue : une reconnaissance et une condamnation de cette pratique alors institutionnalisée par les plus hautes autorités de la France de ces crimes commis en son nom. Comme est aussi attendue la diffusion de la vérité sur la disparition de Maurice Audin. Il semble d’ailleurs que le gouvernement algérien serait prêt à tout faire pour que la vérité soit enfin connue.
La question du 17 octobre 1961 : Le Candidat aux primaires socialistes que vous étiez pour l’élection présidentielle avait signé, le samedi 15 octobre 2011, la pétition initiée par le "Collectif 17 octobre 1961" demandant que les plus hautes autorités de la France reconnaisse et condamne ce crime d’état commis en son nom. En septembre 2012, le Collectif vous avait sollicité pour que vous confirmiez, puisque élu à cette fonction, votre engagement de l’année précédente. Au nom de ce collectif, j’avais été chargé de déposer, le 10 octobre 2012 à l’Elysée, une nouvelle lettre vous demandant votre réponse que nous comptions lire à l’occasion du rassemblement du Pont Saint Michel. Quelle surprise que les militants venus chercher la réponse ne soient pas reçus et que le communiqué que vous avez diffusé "oublie" les engagements du Candidat !!!
Le 8 mai 1945, à Sétif, Guelma, Khérratta.... Le voyage de votre Ministre Todeschini du 19 avril dernier, est plutôt considéré comme un affront que comme un geste positif. En effet, pourquoi le Ministre n’est-il pas venu le 8 mai, mais trois semaines avant ? L’argument officiel selon lequel il se devait de présider les cérémonies en France n’est pas très sérieux ! En effet, il aurait très bien pu, avec un vol spécial, en 1heure 30 maximum, se rendre aussi à Sétif le même jour. Pourquoi les représentants de la "Fondation du 8 Mai 1945" n’ont pas été sollicités à cette occasion ? Pourquoi des manifestants de ce 8 mai 1945 n’ont pas été invités, et reconnus pour leur courage à affronter la répression d’alors ? Pourquoi le mot de crime n’a-t-il pas été prononcé, reconnu ? Autant de questions ressenties comme une opération politicarde, méprisante envers le peuple algérien.
Le 5 juin 2013, vous avez condamné l’utilisation du gaz sarin en Syrie et demandé une intervention internationale. Mais comment la France peut-elle donner une telle leçon de "Droit de l’Homme" alors qu’elle a utilisé, pendant la Guerre d’Algérie, ce gaz comme elle a utilisé les "enfumades" contre les populations civiles en Algérie et qu’elle n’a pas reconnu et condamné cette responsabilité ?
Le 4 septembre 2013, à Oradour sur Glane, vous déclariez, à l’attention du Président allemand Joachim Gauck : "C’est pourquoi votre présence, monsieur le président, est bien plus qu’un symbole, c’est une promesse de défendre les droits de l’homme chaque fois qu’ils sont violés près de chez nous ou loin d’ici." MAIS, la France a commis entre 600 et 800 "Oradour sur Glane" algériens : 600 à 800 villages détruits au napalm. Là aussi hommes, femmes, enfants ont été brulés vifs par le napalm des bombes lâchées par les avions de l’Armée Française. J’ai eu, en novembre 2004, l’occasion de voir les ruines du village de Zaatcha où périrent 800 personnes. Ne serait-il pas temps que vous vous rendiez sur un tel lieu pour exprimer cette reconnaissance, cette condamnation nécessaire qu’attendent les Algériens ?
Encore aujourd’hui, les irradiations consécutives aux essais nucléaires réalisés par la France continuent d’avoir de terribles conséquences sur les populations de la Région. Ne serait-il pas plus que temps que la France lance une grande opération de décontamination de cette région en coopération avec l’Etat Algérien, de participer à la réalisation d’une unité de soins et de recherche pour venir en aide aux Algériens encore maintenant victimes de cette opération "Gerboise Bleue" ?
Monsieur le Président, votre slogan " Le changement, c’est maintenant ! " qui avait permis de croire (d’autant plus que candidat vous vous étiez engagé dans ce sens le 15 octobre 2011) à une évolution concrète des rapports avec l’Algérie et le peuple algérien, s’il ne se concrétise pas réellement par des faits concrets, ressemblerait alors à une imposture politique.
Dans l’ensemble des voyages que j’ai effectués en Algérie ces dernières années, cette aspiration populaire pour que la France reconnaisse et condamne sa responsabilité dans les crimes (d’état, contre l’humanité…) commis en son nom est très forte et naturelle. Pour les enfants d’Algériens vivant en France, ce geste leur permettrait de se sentir dans un pays qui les reconnait à part entière, pas comme des "Indigènes", des discriminés pour leurs origines.
Monsieur le Président, votre voyage en Algérie est attendu avec impatience et sera regardé avec beaucoup d’attention, espérant, qu’enfin, la question des droits de l’homme ait réellement un sens et qu’enfin la France puisse retrouver sa place et revendiquer d’y être exemplaire.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, mes plus sincères salutations.
Henri POUILLOT
Militant antiraciste, anticolonialiste, ancien combattant de la Guerre d’Algérie
L’un des animateurs des collectifs "17 octobre 1961", "Sortir du Colonialisme", "L’autre 8 mai 1945 – Sétif"
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