Henri POUILLOT
Guerre d’Algérie, Colonialisme...
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Rapport du Général Paul TUBERT

C’est le Rapport officiel diligenté quelques semaines après les massacres dans cette région du Constantinois

Article mis en ligne le 1er juin 2010
dernière modification le 13 novembre 2010
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Le Général Paul Tubert (né le 4 mai 1886, mort le 4 juin 1971) fut une figure marquante des milieux politiques Algérois.
Capitaine en 1917, il rejoint l’état major où il travaille au 2ème bureau (renseignements).
Capitaine dans la Garde Républicaine en 1918, détaché à l’administration centrale de la guerre, directeur de la gendarmerie, puis chef d’escadron en 1929 à Madagascar. Lieutenant Colonel en 1931, Colonel en 1937, il est affecté au commandement de la Gendarmerie et de la Garde Républicaine à Alger en 1935. Dès 1941, à Bourg (Ain) il intègre un réseau de résistance : il avait été démissionnaire d’office parce que mentionné sur une liste de francs-maçons. En août 1941 il rejoint Alger, et en particulier entre dans un groupe algérois de "Combat" mouvement gaulliste en Afrique du Nord. La citation du 10 février 1947 rappelle son rôle : "Ardent patriote qui, dès l’armistice de 1940 est devenu un des chefs de la Résistance nord africaine où il mena une action intense de propagande, de renseignements et de noyautage. Le 8 nov. 1942, a pris la tête d’un groupe de patriotes armés et participa activement aux opérations de neutralisation des points sensibles d’Alger occupés par les éléments adverses. Ultérieurement, a continué à apporter avec courage et sans relâche le concours de sa forte personnalité à la cause de la France combattante en Afrique du nord dont il est un des figures les plus marquantes."

Au lendemain du transfert de l’Assemblée consultative à Paris libéré, le Général Tubert est confirmé dans son mandat de représentant de la Résistance en Algérie.

Son nom reste attaché surtout au rapport de la "Commission d’enquête administrative sur les évènements qui se sont déroulés dans le département de Constantine, les 8 mai 1945 et les jours suivants." Sur son renom, il est désigné le 16 mai, et partira pour Sétif le 25 mai.

Le rapport, quant au nombre des victimes, s’est borné à reproduire les estimations officielles, l’importance relève dans la conclusion volontiers citée par la suite comme exemple d’avertissement non écouté :
"Les manifestations du 8 Mai à Sétif avaient un caractère politique et tendaient à réclamer la libération de Messali Hadj et l’indépendance de l’Algérie. La commission croit, en terminant, de son devoir de signaler la psychose de peur qui déferle sur l’Algérie et qui étreint tous les milieux colons, comme la psychose de mécontentement et de suspicion qui agite les masses musulmanes. Il est nécessaire de rassurer les uns et les autres puisque tous doivent vivre côte à côte dans le même pays.

Il semble urgent de disposer de moyens suffisants pour assurer l’ordre dans la légalité. La présence de troupes mobiles doit ramener la confiance et empêcher la formation de groupes armés échappant à tout contrôle. Il semble aussi qu’il faille sans tarder définir avec netteté et sincérité les programmes politiques et économiques que les pouvoirs publics décideront d’appliquer à l’Algérie".

Général de Division, Commandant de la Gendarmerie de l’Algérie de 1938 à 1941, maire d’Alger de 1945 à 1947, Sénateur apparenté communiste de 1946 à 1948, il fut l’un des membres fondateurs du MRAP en 1949.

Ce général est surtout connu pour son rapport sur les massacres de Sétif du 8 Mai 1945

RAPPORT

À Monsieur le Ministre Plénipotentiaire
Gouverneur Général de l’Algérie
de la Commission chargée de procéder à une enquête administrative sur les évènements qui se sont déroulés dans le département de
Constantine les 8 mai 1945 et jours suivants

La Commission a été instituée par arrêté gouvernatorial du 18 mai 1945. Elle est composée de :
- M. le Général TUBERT, membre de l’Assemblée Consultative provisoire, Président
- MM LABATUT, Avocat Général à la Cour d’Appel d’Alger, TALEB Choaib Ould Benaouda, Cadi de Tlemcen comme membres.

Aux termes de l’article 1er de l’arrêté, la Commission était chargée de procéder à une enquête administrative sur les évènements qui se sont déroulés dans le département de Constantine les 8 mai 1945 et jours suivants.

Le samedi 19 mai, dans l’après-midi, les services du Gouvernement Général avisaient officiellement les membres de la Commission de leur désignation, mais M. le Cadi TALEB qui réside à Tlemcen, ne pouvait être averti que télégraphiquement et, à raison des difficultés des communications, il n’a pu rejoindre Alger que le jeudi 24 mai.

En attendant M. le Cadi, M. le Général TUBERT et M. LABATUT décidaient un plan de travail qui était approuvé par M. TALEB à son arrivée à Alger.
La Commission partait pour Sétif le vendredi matin 25 mai, elle gagnait Constantine le samedi après-midi en passant par Chevreul, un des centres les plus éprouvés par l’insurrection. Par communication télégraphique du samedi 26 mai à 19 heures, transmise par le Préfet de Constantine, la Commission était invitée à revenir de suite à Alger.

Les membres de la Commission ont quitté Constantine le lundi matin 28 mai pour arriver à Alger dans l’après-midi où ils ont été reçus en audience par M. le Ministre Plénipotentiaire, Gouverneur Général de l’Algérie et M. le Secrétaire Général du Gouvernement.

Antérieurement à son départ d’Alger et notamment les mardi, mercredi et jeudi 22, 23 et 24 mai, les deux membres de la Commission présents à Alger avaient eu des conversations relatives à leur mission avec diverses personnalités de l’Administration, notamment le Directeur des Affaires Musulmanes du Gouvernement Général et le Directeur de la Sécurité Générale, les personnalités du milieu colon et du monde musulman, délégués financiers, conseillers généraux, cadis.

La Commission unanime avait décidé de faire une enquête objective, de n’étayer son rapport et ses conclusions que de faits précis dûment prouvés ou tout au moins gravement présumés et d’indiquer dans son travail d’ensemble les sources de ses renseignements. Elle projetait de faire une première tournée rapide de 5 à 6 jours en enquêtant succinctement dans les principaux centres d’émeutes, puis de revenir à Alger mettre au point cette première documentation qui lui aurait procuré une vue d’ensemble. La Commission serait ensuite repartie pour mener son enquête plus minutieusement et plus en détail.

Elle avait manifesté sa volonté, non seulement de se faire communiquer les rapports administratifs ou policiers et de provoquer des remises de notes par les personnes dont elle recevait les déclarations, mais encore elle avait commencé à Sétif et aurait continué à recueillir par procès-verbaux dressés dans la forme administrative les dépositions de personnalités quels que soient leur grade dans la hiérarchie administrative ou leur situation politique, toutes les fois qu’une réponse non équivoque devait être donnée,
pour tenter d’aboutir à la recherche de la vérité.

La Commission a cessé de travailler officiellement le samedi 26 mai au soir, dès qu’elle a reçu des instructions de revenir à Alger, mais le dimanche 27 mai elle a eu des conversations avec le Préfet de Constantine, le haut personnel de la Préfecture, des chefs de la police, le Général Commandant la Division, certaines personnes du milieu colon comme du milieu musulman. Cependant aucun procès-verbal d’audition n’a été dressé, la Commission ne se reconnaissant plus le droit d’enquêter dans les formes qu’elle avait prévues.

M. le Gouverneur Général de l’Algérie a bien voulu demander à la Commission de condenser dans un rapport les premiers résultats d’une enquête qui n’a duré que cinq jours consacrés surtout à des prises de contact avec bon nombre de personnalités appartenant à tous les milieux administratifs, politiques et culturels. Ce rapport ne peut donc que donner des indications et des impressions, dont beaucoup n’ont pu être soumises à un contrôle rigoureux, ainsi qu’il sera expliqué, mais il permettra – croyons-nous – de dégager les grandes lignes de l’objet de l’enquête, les buts poursuivis par la Commission et de signaler les vérifications qui paraissent s’imposer.

1 – RAPPEL SUCCINCT DES FAITS MOTIVANT L’ENQUÊTE.


À Sétif, le 8 mai, alors que la population s’apprêtait à fêter la fin des hostilités, de sanglants incidents se déroulent : 29 européens étaient assassinés. Des émeutes éclataient par la suite dans le département de Constantine, prenant le caractère dans certaines régions d’un véritable soulèvement. De nombreuses victimes étaient sauvagement massacrées.
Dans la même journée du 8 mai le car de Bougie à Sétif était attaqué ; le bordj de la commune mixte de Takitount était envahi par les indigènes qui s’emparaient des armes ; l’Administrateur, son adjoint, le Receveur des P.T.T. étaient tués et l’agitation gagnait la région environnante ; un prêtre était assassiné à El Ouricia ; des fermes brûlées et d’autres immeubles saccagés à Sillègues. Le centre d’Aïn-Abessa était attaqué.

Le 9 mai des bandes armées sillonnent la région de Djidjelli, assassinent quatre gardes forestiers et leurs familles et tuent quatre autres personnes à La Fayette. Le centre de Kherrata est livré au pillage, le juge de paix et sa femme sont assassinés ainsi que huit autres personnes. Autour de Guelma des fermes sont assaillies et plusieurs colons tués. Le centre de Chevreul à 40 km au N.E. de Sétif est entièrement incendié, la population se réfugie à la gendarmerie où elle soutient un siège de 30 heures : 2 colons périssent.
Le 10 mai le village d’Aokas (commune mixte d’Oued Marsa), la gendarmerie de Tessara ; le bordj et la poste de Fedj-M’Zala sont encerclés. À Oued Marsa deux français sont tués ; les communications téléphoniques sont interrompues dans la région ; deux autres gardes forestiers sont assassinés. La voie ferrée est coupée aux environs de Duvivier. Il faut aussi signaler des manifestations le 8 mai à Batna, Biskra, Khenchela, Bône avec jets de pierre sur les immeubles ou les agents du service d’ordre. Plusieurs agents ont été blessés.

À partir du 13 mai, l’ordre se rétablit peu à peu, mais jusqu’à ces jours derniers on signale encore des incendies de bâtiments dépendant de fermes isolées et de rares attentats contre des personnes, ainsi que des lignes téléphoniques coupées.

Au total, d’après les renseignements fournis à la Commission par le service de la Sécurité Générale 102 européens ont été assassinés, plusieurs femmes, dont une de 84 ans, ont été violées. Les cadavres, dans la plupart des cas ont été affreusement mutilés, les parties sexuelles coupées et placées dans la bouche, les seins des femmes arrachés et les émeutiers s’acharnaient sur les cadavres pour les larder de coups de couteau. Les troupes, sous le commandement du Général Duval qui est à la tête de la Division territoriale de Constantine, ont dû intervenir. Des éléments marocains, sénégalais et de la Légion Étrangère ont été amenés pour réprimer les émeutes. Le Général Duval a déclaré verbalement à la Commission qu’au cours des opérations de répression 12 militaires avaient été tués et 20 blessés.

Dans la région des Babors, au Nord de Sétif, l’émeute a pris l’allure d’une dissidence. Les troupes appelées pour rétablir l’ordre étaient accueillies, devant certains douars, à coups de fusil ou même d’armes automatiques, ce renseignement nous a été donné tant par le Général Commandant la Division que par un Lieutenant-colonel de la Légion Étrangère et par le Préfet de Constantine. Les colons de Chevreul, qui sont tous des petits ou moyens colons – le plus riche possède 200 ha – qui travaillent eux-mêmes leurs fermes, nous ont déclaré que depuis 46 ans, date de la création de ce centre, aucun incident même minime n’avait séparé la population française de la population musulmane et que les archives de la Justice de paix de Périgotville pourraient l’attester. Cependant les colons ont reconnu parmi les assaillants leurs domestiques de ferme dont certains avaient été élevés par eux depuis leur plus bas âge et qui étaient employés parfois depuis 30 ans.

Aucun musulman n’avait averti les colons d’un danger possible, encore que ceux ci soupçonnassent, à des conciliabules et à des attitudes réservées, qu’il se tramait quelque mouvement.

Il nous a été affirmé par les colons et confirmé par des bergers indigènes que les assaillants ont attaqué le centre de Chevreul, composé d’une douzaine de maisons, aux cris de Djihad, Djihad ! (guerre sainte). Les colons ont dû se réfugier à la gendarmerie où ne se trouvaient que deux gendarmes armés de deux mousquetons. Ils avaient emporté leurs fusils de chasse et ont pu repousser les assaillants jusqu’à l’intervention de la troupe qui les délivrait.

La Commission a pu constater que deux cloisons de briques, à l’intérieur de la gendarmerie séparant trois pièces avaient été traversées par le même projectile tiré de l’extérieur. Si les scènes les plus violentes se sont déroulées d’une part à Sétif et dans la région au Nord et N.E. de cette ville et d’autre part autour de Guelma, il est certain qu’à peu près tout le département a été secoué par une vive agitation durant les journées qui ont suivi le 8 mai et que des rassemblements menaçants d’indigènes ont été signalés, notamment à El Arrouch, Jemmapes, Oued Amizour, Condé Smondou, Chateaudun, El Milia, Oued Zénati (rapports de police communiqués par la Préfecture). Ces évènements ont motivé l’ouverture d’une information judiciaire militaire. Il appartient à la juridiction militaire de rechercher et de juger tous auteurs et complices de toutes les infractions pénales commises ou révélées par les évènements depuis le complot possible contre la sûreté de l’État jusqu’au port d’armes prohibées. Mais la Commission administrative qui n’entendait nullement empiéter sur les attributions des juges militaires, pensait que sa mission était de rechercher les causes profondes du soulèvement, les explications du succès de la propagande anti-française, les responsabilités tant de complaisance qui avait pu se manifester vis-à-vis de cette propagande que de carence ou d’inertie à la signaler ou à la combattre. De même elle se proposait de rechercher si les mouvements dont les évènements ont fait apparaître la virulence pouvaient être prévus, si toutes les précautions avaient été prises pour les juguler aussi bien localement que dans tout le pays et si lors du déroulement des émeutes, toutes les Autorités avaient fait leur devoir avec sang-froid et diligence. Enfin la Commission pensait qu’elle devait aussi enquêter sur la répression qui a suivi les émeutes, sur sa légalité et son étendue comme sur les circonstances de fait qui l’ont entourée.

2 – "CLIMAT PSYCHOLOGIQUE" DE L’ALGÉRIE AVANT LES ÉVÈNEMENTS.


Il est inutile d’insister longuement sur un état d’esprit navrant et bien connu. Alors que la fraternité de tous les Algériens, musulmans ou non, était attestée sur les champs de bataille et que l’étendue de leurs sacrifices prouvait leur vaillance et leur fidélité à la France, que les régiments de tirailleurs, retour de la Métropole, se plaisaient à raconter l’accueil enthousiaste reçu lors de la libération de la Patrie (propos rapportés à la Commission par le Président de la Délégation spéciale de Sétif), il paraissait en Algérie se creuser depuis plusieurs mois un fossé qui dressait comme deux masses hostiles les populations européennes et musulmanes. Il ne se passait de jour où sur un point du territoire algérien des incidents, des injures, voire des coups, opposaient musulmans et européens. Des provocations et des menaces n’épargnaient ni les femmes ni les enfants : jets de pierre à la sortie des écoles lancés par de jeunes indigènes sur des français, injures sur les marchés et dans les voitures de transport en commun, hésitations de musulmans loyaux de se promener avec des européens de crainte de passer pour "pro-français", chez les meilleurs, désaffection de l’Administration qui représente la France, paroles
non dissimulées de haine ou de révolte, bandes qui dans les villes interdisaient aux musulmans de fréquenter les cafés où des Français étaient assis, interdiction aux femmes musulmanes de travailler chez les "Français". La Commission a d’ailleurs constaté que souvent les européens répliquaient par des termes de mépris et que le vocable "sale race" résonnait trop fréquemment à l’adresse des indigènes, que ceux-ci n’étaient pas toujours traités, quel que soit leur rang social, avec un minimum d’égards, qu’ils étaient l’objet de moqueries ou de vexations. En ce qui concerne plus particulièrement le département de Constantine, la Commission croit devoir signaler trois faits racontés à la Préfecture ou à la Direction de la Sécurité Générale : un instituteur de la région de Bougie donne comme modèle d’écriture la phrase suivante : "Je suis Français, la France est ma patrie" et les jeunes musulmans modifient d’eux-mêmes le modèle et écrivent : "Je suis Algérien, l’Algérie est ma patrie". Un autre instituteur fait un cours sur l’Empire Romain. Quand il parle des esclaves, une voix s’élève et s’écrie : "Comme nous". Enfin une partie de "foot-ball" à Bône a dû être arrêtée par crainte d’émeute, parce que les équipes en présence étaient composées l’une exclusivement de musulmans et l’autre exclusivement "d’européens" et que le public menaçait d’en venir aux mains suivant que l’une ou l’autre des équipes prenait l’avantage. Si les éléments d’information succincts réunis par la Commission ne permettent pas de préciser la profondeur dans les masses musulmanes de l’hostilité signalée, la multiplicité de renseignements parvenus permet d’affirmer que les démonstrations de cet état d’esprit couvraient tout le territoire algérien.

3 – LES PREMIÈRES MANIFESTATIONS IMPORTANTES AVANT LA JOURNÉE DU 8 MAI À SÉTIF.


En ce qui concerne les jours qui ont précédé immédiatement le 8 mai, la Commission doit souligner que la journée du 1er mai fut un prétexte pour nombre de musulmans de manifester en réclamant la libération de MESSALI, l’indépendance de l’Algérie et la fin du colonialisme.

Dans le département de Constantine, cette journée fut marquée par des cortèges spécifiquement musulmans à Bône, Bougie, Guelma, Philippeville, Souk-Ahras, Tébessa, Colle, Khenchela, Aïn-Beïda, Sétif. Ces cortèges distincts des manifestations syndicalistes suivaient les cortèges officiellement autorisés ou au contraire tentaient de les couper. À Sétif, 5.000 musulmans environ se dirigèrent vers la salle des fêtes où se trouvait la réunion syndicaliste en hurlant : "Messali ; Libérez Messali". Les femmes excitaient de leurs "you you" les manifestants. La police ne put empêcher l’attroupement, mais aucune brutalité ne fut exercée, ce jour-là, à Sétif sur le service d’ordre et les manifestants demeurèrent en dehors de la salle des fêtes.

Il est à la connaissance de la Commission que la journée du 1er mai a été marquée par de graves manifestations du même ordre et poursuivant le même but dans des villes des départements d’Oran et d’Alger et notamment aux chefs-lieux de ces départements.

La Commission se proposait de vérifier si antérieurement aucun cortège ou rassemblement important, à caractère politique, n’avait été signalé et si le début des manifestations en masse coïncidait avec le 1er mai.

Le 7 mai à 15 h 45 le Colonel, commandant la subdivision de Sétif téléphonait au Commissariat central que l’Armistice était officiellement signé. Les cloches et les sirènes annonçaient la fin des hostilités, les maisons pavoisaient et des cortèges d’européens se formaient dans la joie. Il apparut vite que les musulmans ne se joignaient pas aux Européens Les anciens combattants avaient organisé un cortège, cinq ou six musulmans seulement, anciens combattants, y participèrent, un tirailleur indigène ivre provoque un incident en criant : "Vive de Gaulle ; Vive Messali". La foule musulmane reprend en chœur : "Vive Messali".

Des groupes de 200 à 300 musulmans manifestent devant le cercle de l’Éducation, un Inspecteur de la Sûreté est pris à partie, un européen molesté. La nuit cependant est calme.

4 – LE 8 MAI A SÉTIF


Le 8 mai au matin, une patrouille de police vient informer le commissaire central que de nombreux indigènes se rassemblent autour de la mosquée. Le Sous-Préfet prévenu, convoque diverses personnalités musulmanes membres du bureau des Amis du manifeste.

Le Sous-Préfet : M Butterlin, affirme avoir fait connaître à ces personnes l’interdiction de tout cortège à caractère politique et l’avis qu’elles seront tenues pour responsables de tout incident. Il prévint l’Autorité Militaire (mais la Commission n’a pu, au cours de son bref séjour à Sétif, vérifier les réquisitions adressées), et aussi la gendarmerie. Le Commissaire central se rend lui-même devant la mosquée et s’adressant à ceux qui paraissent diriger le cortège, il les avise que toutes banderoles ou pancartes à caractère politique sont interdites. Les organisateurs du cortège répondent qu’ils veulent défiler pour fêter la Victoire et déposer une gerbe au monument aux morts. Le chef des scouts musulmans, Yalla Abdelkader, déclare notamment qu’il retirera ses troupes si le cortège a un caractère politique, il part même en voiture à la Sous-Préfecture avec le commissaire central pour renouveler sa promesse et, au retour, invite les scouts à déposer leurs matraques à la mosquée, mais, d’après le Commissaire central, quelques-uns seulement obéissent et la plupart gardent leurs matraques.

À ce moment, le commissaire central Tort quitte la place de la mosquée, va à la sous-préfecture, puis à la gendarmerie chercher les 20 gendarmes qui devaient participer au service d’ordre ; le commissaire de police Valère était chargé de l’escorte du cortège et de la surveillance en ville. Au moment du départ de la manifestation, le Commissaire Valère mettait en place le service d’ordre et des agents, sous la direction d’un brigadier de police, se trouvaient devant la Mosquée. Il n’a pas été possible à la Commission de savoir d’une manière précise si le cortège s’est ébranlé au départ en portant des banderoles. Elle se proposait de revenir à Sétif pour enquêter d’une manière plus approfondie. M. Chauveau, ancien Commissaire de police à Sétif a déclaré que de nombreuses personnes prétendent que le cortège est parti de la mosquée, se dirigeant vers la ville, banderoles déployées avec les inscriptions : "Vive Messali" – "Pour la libération des peuples, vive l’Algérie libre et indépendante" – Libérez Messali". Par contre, la police locale laisse entendre que les banderoles ont été déployées en cours de route. Le Commissaire Valère qui se trouvait vers le centre de la ville a constaté que le cortège composé d’une masse qu’il évalue à 7 à 8.000 musulmans portait des banderoles avec les inscriptions interdites lorsque les manifestants lui ont apparu. Il a alors téléphoné au Sous-Préfet d’un café voisin pour rendre compte du port des banderoles. Le Commissaire Valère savait d’ailleurs, il l’a déclaré, que le Sous-Préfet avait interdit toute pancarte séditieuse. Le Sous-Préfet lui a confirmé l’ordre d’enlever les banderoles. Le Commissaire Valère a fait observer que le cortège comprenait 8.000 manifestants et que l’exécution des ordres entraînerait de la bagarre. Le Sous-Préfet a répondu : "Eh bien, il y aura de la bagarre". Sans contester la réponse, le Sous-Préfet dit ne pas se souvenir exactement des termes qu’il a employés. Le Commissaire Valère avise alors le Commissaire de la police mobile Olivieri des instructions reçues. Celui-ci se précipite sur les porteurs de la première banderole. À ce moment il reçoit des coups de tous côtés. Il est attesté tant par les déclarations des policiers que par des témoins européens et indigènes que la bagarre a été déclenchée à ce moment. Le Commissaire Valère a été atteint d’un coup de caillou, est tombé sur un genou et s’est défendu avec sa canne.

Les rapports de police rendent compte que les manifestants, à ce moment, ont tiré des coups de feu. Par contre, l’ancien Commissaire Chauveau, qui se trouvait par hasard sur les lieux et qui, de l’avis unanime a contribué par la suite avec courage et dévouement à rétablir l’ordre, croit qu’une rafale de mitraillette tirée en l’air par un agent a précédé les coups de revolver venant des manifestants. Cette version est répandue dans tous les milieux sétifiens. La Commission, dans un souci de rechercher la vérité avec minutie se proposait de vérifier ce point avec soin, encore qu’il lui apparut, a priori, qu’un agent qui fait feu, en l’air, pour dégager ses chefs attaqués à coups de poing et coups de bâton, n’accomplit que son devoir.

Dès les rafales de mitraillettes et des coups de feu échangés de part et d’autre, le cortège s’est dispersé ; une seule victime européenne a été relevée à ce moment, mais, en s’enfuyant les manifestants faisaient usage de leur revolvers et attaquaient à coups de matraque ou au couteau des européens rencontrés sur leur passage. Par la suite il est certain que le car de la gendarmerie est entré en action sous les ordres d’un adjudant-chef et du Commissaire central. Mais, il est aussi certain que les manifestants ont pu se reformer à hauteur du Monument aux Morts au nombre de 3 à 4.000. un clairon indigène civil a pu sonner dans les rues de Sétif "la Générale" sans être inquiété. Le cortège qui s’était reformé a été coupé en deux par le car de la gendarmerie. Dès que les gendarmes ont fait feu après avoir reçu des coups de cailloux, les manifestants se sont dispersés.

Un groupe, après avoir tenté d’envahir le commissariat de police, se retire devant les injonctions de policiers mais va se livrer à des agressions dans divers quartiers de la ville, un autre groupe se dirige vers le marché aux bestiaux où des meurtres sont commis. À 11 heures, le calme paraît rétabli, la police et la gendarmerie ayant repris le contrôle des rues de Sétif. L’Armée, qui n’aurait reçu l’ordre de ne tirer que sur réquisitions écrites du Sous-Préfet, n’aurait participé que tardivement et passivement au service d’ordre. La Commission n’a pu vérifier ces allégations des services de la police. Encore que la recherche des responsabilités locales pendant les évènements ne soit qu’une des parties de la mission de la Commission d’enquête, un bref aperçu des évènements à Sétif ; le 8 mai et les jours qui ont précédé, lui commandait de vérifier si toutes les précautions avaient été prises dans l’attente de manifestations que nul ne semblait pouvoir ignorer, si le service d’ordre était suffisant d’après les possibilités, si les réquisitions nécessaires avaient été données, si le cortège n’avait pu être arrêté qu’après 800m. de parcours et alors qu’il se trouvait au centre de la ville, si les manifestants qui se dispersaient devant les coups de feu n’avaient pu être poursuivis hors de la ville, si toutes les Autorités avaient fait leur devoir, si certains chefs de la police n’auraient pas dû rester sur les lieux de la manifestation au lieu de courir eux-mêmes téléphoner ou quérir la gendarmerie, si les agents avaient reçu des instructions précises et même, sans préjudice de l’enquête judiciaire, s’il est exact, ce qui nous a été affirmé par le Secrétaire Général de la Mairie et le Commissaire Chauveau, que les communications téléphoniques étaient particulièrement lentes et difficiles avec la Sous-Préfecture. Comme il est certain que l’émeute n’a gagné les régions environnantes qu’après le déclenchement de la bagarre à Sétif, la Commission se proposait de rechercher si les autorités avaient tenté d’alerter les centres de l’intérieur pour aviser maires, administrateurs et gendarmes du danger et si notamment les gardes forestiers, dont six ont été assassinés, avaient été avertis, alors qu’en principe toutes les maisons forestières ont le téléphone.

La Commission a retenu d’autre part que les Autorités locales ont toutes déclaré n’avoir reçu aucune instruction de l’Autorité Supérieure pour prendre des mesures particulières de précaution le jour où la victoire serait célébrée alors cependant que des rapports de police (bulletin secret de la Préfecture d’Alger du mois de mars 1945) prévoyaient des manifestations réclamant l’indépendance de l’Algérie pour le jour où "l’Armistice" serait annoncé. L’enquête aurait été menée dans le même sens tant aux échelons supérieurs qu’inférieurs.

La Commission se proposait spécialement d’enquêter avec soin sur l’attitude des cadres de l’administration musulmane (aghas et caïds), qui paraissaient bien placés pour rendre compte fidèlement de l’état d’esprit des populations de leurs douars et des préparatifs qu’ils pouvaient, semble-t-il, difficilement ignorer. Enfin, il importe de préciser si les ordres de ne tolérer aucun cortège avec banderoles séditieuses étaient d’initiative du Sous-Préfet ou d’une Autorité supérieure, car d’après les renseignements non contrôlés, d’autres manifestations se sont déroulées en Algérie ce jour-là, et notamment à Sidi-Bel-Abbès avec des pancartes portant les mêmes inscriptions qu’à Sétif sans causer d’incidents sanglants, la police étant demeurée passive.

5 – CAUSES DIRECTES DE LA MANIFESTATION ET DES ÉMEUTES.


Sans vouloir en rien s’immiscer dans l’enquête judiciaire, la Commission a seulement constaté que bon nombre de manifestations se sont déroulées en Algérie les 1er mai et 8 mai, que toutes ces manifestations étaient à caractère exclusivement politique et avaient pour but de réclamer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie.

Elle a aussi constaté que seule la manifestation de Sétif du 8 mai avait tourné à l’émeute pour gagner les régions environnantes. Il faut souligner que les manifestants de Sétif portaient un drapeau algérien tricolore rouge (à la hampe) blanc et vert avec un croissant et une étoile rouges à cheval sur le blanc et le vert. Le drapeau a été saisi par la police. C’est aussi un fait que les musulmans de Sétif réclamaient l’indépendance de l’Algérie dans la ville dont Ferhat Abbas est conseiller municipal, où il exerce la profession de pharmacien et où ses partisans (Groupement des Amis du Manifeste) sont actifs et nombreux. La Commission a également retenu que les manifestants au nombre de 8 à 10.000 (chiffre donné par la police) étaient venus en grand nombre des campagnes environnantes – c’était d’ailleurs à Sétif, jour de marché – que bon nombre étaient armés de matraques ou de couteaux, voire de haches, de sabres et de revolvers, mais qu’ils n’étaient pas porteurs d’armes automatiques ou de fusils de guerre. Par contre, au cours des expéditions dans les campagnes qui ont suivi les manifestations du 8 mai, l’armée s’est trouvée en présence de rebelles porteurs de fusils de guerre et d’armes automatiques. Elle a découvert un trépied de mitrailleuses (renseignement donné par un capitaine de tirailleurs). La Commission a aussi constaté que les manifestants ne protestaient pas contre une insuffisance de ravitaillement et pour réclamer une amélioration dans les distributions de denrées. Elle a enregistré les déclarations de bon nombre de témoins affirmant que les indigènes de Sétif avaient le même ravitaillement que les européens et que Ferhat Abbas se plaisait à reconnaître le bon comportement des autorités locales administratives et policières vis-à-vis des indigènes. De même il lui a été affirmé que les indigènes des campagnes environnantes de Sétif étaient relativement les mieux nourris, voire les mieux habillés de l’Algérie. Un Lieutenant-colonel de la Légion Étrangère stationnant à Chevreul a déclaré avoir trouvé dans un gourbi 50 kgs de sucre et dans un autre, quantité de tabac et d’allumettes. La Commission n’entend tirer aucune conclusion générale des cas particuliers signalés par cet officier supérieur, elle se proposait, d’ailleurs, de vérifier avec soin quelles denrées avaient été distribuées dans les mois précédant les émeutes et aussi de rechercher si les denrées étaient bien parvenues à leurs destinataires. Il a été reconnu, tant à la sous-préfecture de Sétif qu’à la préfecture de Constantine que les populations du sud du département, qui sont misérables, ne se sont pas soulevées. Si l’on rapproche toutes ces considérations du fait que, dans les campagnes, les émeutiers ont attaqué les européens au cri de "Djihad" (guerre sainte) et que ce cri a été aussi entendu à Sétif (rapport de police à la préfecture de Constantine), la Commission a le droit d’en conclure que le mouvement avait un caractère insurrectionnel politique et fanatique. Mais la Commission ne croit pas dépasser ses attributions en écrivant que de tout ce qu’elle sait, il résulte que les manifestations de masse qui se sont déroulées en maintes villes du territoire algérien et qui ont pris un caractère d’émeute à certains endroits, un caractère seulement menaçant ou haineux à d’autres localités, obéissaient à une action concertée tendant à revendiquer l’indépendance de l’Algérie à la face des autorités françaises. Pourquoi ces manifestations ont-elles tourné à l’émeute sanglante à Sétif, puis au nord de cette ville et le lendemain à 200 km de là, à Guelma ? L’enquête judiciaire le recherchera. La Commission enregistre seulement le fait que la bagarre s’est déclenchée après l’enlèvement de la banderole à Sétif et que des émissaires sont ensuite partis dans les campagnes. La Commission se proposait d’enquêter avec soin sur les causes de l’arrêt de manifestations ou de rassemblements qui s’avéraient menaçants dans bon nombre de localités du département. Il a été signalé l’attitude courageuse de certaines personnalités musulmanes (M. Benhabylès à Oued Zénati, le caïd d’Aïn-Abessa, dont Ferhat Abbas demandait la révocation, des marabouts de la région de Périgotville). Dans d’autres localités, et d’après le Général Commandant la Division de Constantine, des membres du parti "Amis du manifeste" ont été sollicités en vue d’un appel au calme. Il serait intéressant de connaître si la dispersion des rassemblements et la sauvegarde de certaines localités sont dues à l’énergie d’un administrateur, au prestige d’une personnalité musulmane, à l’autorité d’un homme politique ou simplement au passage de troupes munies d’armement moderne. Sans vouloir en rien mettre en doute le dévouement et le loyalisme dont nombre de musulmans influents ont donné la preuve, il est cependant permis de rechercher si quelques-uns n’ont pas prêché le calme par calcul politique, parce que l’émeute dérangeait leur plan ou parce que le jour de l’insurrection générale n’était pas encore arrivé. La Commission n’a pu aborder cette partie de sa mission, faute de temps. Elle croit devoir cependant signaler une explication ethnique qui lui a été donnée à Constantine par Me Ben Bahmed, avocat, du fait que l’émeute a été sanglante surtout dans la région des Babors et autour de Guelma, alors que des contrées séparant ces centres insurrectionnels sont demeurées calmes. La population des Babors est berbère, fruste, s’est soulevée en 1871 et a été difficilement réduite.

Après l’insurrection de 1871, une partie de la population des Babors aurait été amenée dans la région de Guelma où elle aurait fait souche sans perdre ses caractères et en conservant des liens de parenté étroits et des relations suivies avec les habitants des douars du nord de Sétif. La Commission n’a pu vérifier l’authenticité et la pertinence de cette explication.

6 – LES PARTIS POLITIQUES OU ASSOCIATIONS QUI ONT INCITÉ AUX MANIFESTATIONS


Il est un fait qui ne peut être discuté : les manifestants réclamaient la libération de Messali. D’autre part, des rapports de police signalaient depuis quelques mois qu’un accord paraissait conclu entre les "Amis du Manifeste", le "Parti populaire algérien" et "l’Association des Oulémas" réformistes. La Commission a estimé, dès sa première réunion, qu’elle devait rechercher comment les partis et groupements avaient pu prendre une telle extension et une telle influence et s’ils n’avaient pas bénéficié d’une certaine tolérance ou même complaisance de la part des Pouvoirs Publics ou de personnalités locales en dehors de toute complicité caractérisée, ce cas ne pouvant relever que des juges militaires. La Commission n’a certes jamais songé à s’arroger un droit de censure sur la politique gouvernementale , mais elle croit que le devoir de l’Administration, à tous les échelons, est non seulement d’exécuter les ordres reçus, mais aussi de faire preuve d’initiative en signalant les dangers de groupements, d’associations à caractère hostile à la souveraineté française et, à plus forte raison, de ne pas donner l’impression que certains partis, dont la politique ne pouvait être ignorée, étaient favorisés. Sur ce problème, le rapport sera forcément fragmentaire, l’enquête n’ayant duré que cinq jours.

a) le P.P.A.
– Le Chef du P.P.A., Messali, d’après les renseignements fournis par la Direction des Affaires Musulmanes, était, au début de son activité politique, communiste. Il aurait séjourné à Moscou de 1930 ou 1931 à 1935, il a créé à Paris "l’Étoile Nord-Africaine", ligue qui fut dissoute en janvier 1936. Il est devenu nationaliste musulman, se serait séparé des communistes par ambition personnelle et aurait voyagé en Suisse où il aurait rencontré des personnalités musulmanes d’Égypte et de Palestine et peut-être en Allemagne. D’après le Dr Bendjelloul, membre de l’Assemblée Consultative, Messali serait venu en Algérie alors que M. Millot était Directeur des Affaires Indigènes et avec l’assentiment de celui-ci pour diviser l’opinion publique musulmane. Ce point n’a pu être vérifié. La propagande de Messali a cependant paru dangereuse dés avant la guerre de 1939. La Commission, retenait, pour son travail que Messali a été condamné en 1940 à 15 ou 20 ans de travaux forcés pour complot contre la sûreté de l’État – la Commission se demande quels étaient exactement la prévention et les motifs de la condamnation, – alors que cependant quelques mois après, en 1941, Messali avait été libéré et mis en résidence surveillée, l’Amiral Abrial étant Gouverneur général de l’Algérie. Nous nous proposions de rechercher la forme de la décision d’élargissement et les influences qui avaient pu jouer pour l’obtenir. M. Berque, Directeur des Affaires Musulmanes nous a dit que Messali avait été relâché sur promesse de ne pas faire de politique et qu’il aurait tenu parole pendant un ou deux ans Mais Messali n’a jamais voulu faire de déclaration de loyalisme envers la France. Sa mise en résidence surveillée n’empêchait évidemment pas Messali de recevoir maintes personnes et de transmettre des directives. D’après un renseignement parvenu à la Commission et non vérifié La femme de Messali, qui habitait Médéa, avait autorisation de circuler en voiture automobile. Or, il ne peut être discuté que la femme de Messali participait activement avant 1940 à la politique de son mari.

Il résulte des rapports de police que le P.P.A. a pris une extension considérable et inquiétante ; qu’il a en Algérie une organisation très minutieuse et que – étant parti dissous depuis 1939 – il avait fait adhérer grand nombre de ses partisans aux "Amis du Manifeste", dont le chef est Ferhat Abbas.

La Commission a pu constater que le noyautage des "Amis du Manifeste" par le P.P.A. avait été signalé par les services de renseignements qui en avaient dénoncé les dangers. elle se proposait de vérifier les mesures prises par la Haute Administration ou les suggestions qu’elle aurait pu adresser au Gouvernement pour empêcher l’extension d’un parti qui n’a jamais celé son caractère résolument hostile à toute souveraineté française.

b) Les Amis du Manifeste
– Le chef de ce groupement politique est Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif, conseiller municipal de cette ville, conseiller général du département de Constantine et délégué financier, originaire de Taher où son père aurait fini comme agha, une carrière administrative musulmane. Élevé dans nos universités, M. Ferhat Abbas a reçu une culture occidentale assez poussée. Certaines personnes le dépeignent comme un ambitieux chez qui l’orgueil domine l’intelligence. Marié avec une musulmane, il vit avec une française. L’origine du mouvement des Amis du Manifeste est parfaitement connue de la haute Administration. La Commission croit devoir rappeler simplement que, d’après les renseignements officieux parvenus directement, ce groupement remonterait à la fin de 1942 ou au début de 1943. le Général Giraud aurait invité à un thé diverses personnalités musulmanes pour leur exposer son intention de lever une armée de 300.000 hommes. Ferhat Abbas rédigea immédiatement une lettre pour exiger préalablement des réformes. Peu de jours après, deux commissions ont été créées pour étudier les revendications musulmanes puis les commissions tardant à se réunir et un discours du Général Giraud où il aurait prononcé cette phrase : "Le juif à l’échoppe, l’arabe à la charrue", ayant été fâcheusement interprété, plusieurs personnalités algériennes : israélites et musulmanes auraient décidé de réclamer une citoyenneté algérienne. C’est à la suite de ces réunions et discussions que le "Manifeste" fut rédigé. Ces renseignements proviennent pour la plupart du Dr Bendjelloul. La Commission a retenu que, toujours d’après la même source, Ferhat Abbas aurait voulu adresser son "Manifeste" aux autorités alliées ne reconnaissant aucun pouvoir au Gouvernement qui était à Alger, mais qu’il en aurait été dissuadé par les Drs Bendjelloul et Saâdane. Le Dr Bendjelloul a aussi fait connaître que le Mouvement Autonomiste aurait été encouragé par M. Peyrouton, alors Gouverneur général de l’Algérie, qui avait déclaré être partisan d’une sorte de dominion algérien sous la souveraineté française. Nous nous proposions de faire vérifier l’exactitude de ce propos qui, s’il a été prononcé, ne pouvait manquer de susciter cher les interlocuteurs des espoirs d’appui officiel. Signalons également que dans un discours à Sétif, le 29 avril, Me Mostefaï a dit que M. Peyrouton avait accepté le principe du "Manifeste". Le programme du "Manifeste" est connu : autonomie de l’Algérie symbolisée par un drapeau algérien, Évolution du peuple algérien dans son cadre propre et hors de toute tentative d’assimilation, Le parti était toléré et avait un journal "Égalité" qui répandait sa propagande. Il organisait des réunions publiques et créait des sections des "Amis du Manifeste" dans toute l’Algérie.

De plus, maintes personnalités, tant musulmanes que représentant les colons, nous ont affirmé que les dirigeants paraissaient jouir des faveurs de l’Administration. À l’échelle inférieure, un ancien commissaire central de Sétif a déclaré que Ferhat Abbas obtenait facilement pour ses protégés des avantages, comme des cafés maures, malgré les avis contraires de la police et que Ferhat Abbas avait connaissance du contenu des rapports dont il récitait des passages entiers. Le Sous-Préfet de Sétif a déposé, à la demande expresse de la Commission qui l’interrogeait, que sa nomination à Sétif était due au fait que sa carrière jusqu’en 1940 s’était déroulée dans la métropole et que le Commissariat à l’Intérieur, alors à Alger et notamment M. P. Bloch, avaient jugé qu’il ne convenait pas de nommer à Sétif un sous-préfet venant des communes mixtes. Le Sous-Préfet a aussi, répondant à nos interrogations, rapporté des confidences qu’il avait reçues de M. Deluca, président de la Délégation spéciale et assassiné le 8 mai, s’étonnant des complaisances de la Préfecture de Constantine et de la Haute Administration algérienne pour Ferhat Abbas (autorisation I.G. de circuler, bons d’achat de quatre pneus neufs délivrés par le Directeur des Affaires Musulmanes pour enquêter sur le cas de trois caïds de St-Arnaud, Colbert et Aïn-Abessa qui étaient hostiles à Ferhat Abbas). Des conseillers généraux musulmans et colons du département de Constantine nous ont déclaré que Ferhat Abbas obtenait pour ses protégés ce qui leur était refusé pour leurs électeurs. L’enquête n’a pu être poussée avec la minutie désirable, mais il résulte des conversations une impression nette que Ferhat Abbas, qui combattait l’Administration par son journal et ses propos, obtenait d’elle des avantages dont il savait tirer parti pour sa propagande en laissant croire qu’il était craint.

Attitude hostile à l’Administration d’une part, faveurs au moins apparentes d’autre part, il n’en fallait pas plus pour que les populations musulmanes crussent que les fonctionnaires d’autorité redoutaient le personnage, ce qui ne manquait pas d’augmenter son prestige. Il a été aussi signalé par des personnalités de Sétif et notamment les membres de la Délégation Spéciale, que la mise en résidence surveillée de Ferhat Abbas en 1943, puis sa libération, deux mois après, avaient contribué à accroître son ascendant. Mentionnons enfin que la Délégation Spéciale de Sétif comprenait comme membres musulmans Ferhat Abbas et sept de ses amis. Ceux-ci avaient été élus en 1935, maintenus sous le régime de Vichy et confirmés par le Gouvernement Provisoire lors de la formation de la Délégation Spéciale actuelle, malgré l’opposition des partis de gauche locaux (déclaration du vice-président de la Délégation Spéciale) qui ne pardonnaient pas à Ferhat Abbas d’avoir fait alliance avec le P.S.F. en 1935. À Sétif, il nous a été aussi révélé l’existence d’une société "Fraternité sétifienne", exclusivement musulmane, à caractère de société de bienfaisance et tendant à ne grouper que des sétifiens. D’après le Président : M. Larfaoui, tailleur d’habits, cette société comptait 1.800 membres (ce chiffre n’a pu être vérifié).

Le secrétaire Général de la Mairie nous a fait connaître que cette société hostile à Ferhat Abbas et violemment prise à partie par lui, n’avait reçu aucun appui de l’Administration. Il ne faut donc pas s’étonner que des fonctionnaires musulmans adhérassent au parti des "Amis du Manifeste" et que des caïds aient présidé des réunions données par Ferhat Abbas. M. Berque nous a déclaré qu’il avait suggéré que Ferhat Abbas, engagé en 1939, soit mobilisé à nouveau et qu’il avait insisté auprès des administrateurs du département d’Alger pour que ceux-ci dissuadent les fonctionnaires placés sous leurs ordres à adhérer aux "Amis du Manifeste". Mais ces conseils ou suggestions avaient un caractère confidentiel. Il serait intéressant de connaître le sens de la propagande faite directement et isolément par Ferhat Abbas auprès des populations musulmanes rurales et d’avoir un résumé fidèle d’un de ses discours prononcé dans un des centres de l’insurrection (il a parlé à Chevreul le 28 avril). Mais à Sétif, il apparaît certain qu’il patronnait des cercles et des associations qui manifestaient leur fanatisme et leur nationalisme en pourchassant les indigènes fréquentant les cafés où se tenaient des européens ou les indigènes buvant du vin. Il nous a été aussi déclaré par les services de police, par des conseillers généraux que Ferhat Abbas pour recruter ses adhérents, à qui il demandait 100 ou 120 francs, leur laissait croire que les fonds serviraient à l’édification de mosquées et que ses agents menaçaient les habitants des campagnes en leur disant : "Si tu es un bon musulman paie et adhère au parti. Si tu refuses, tu es un mauvais musulman".

c) Les Oulémas réformistes
– À l’origine, cette association avait pour but de rénover la pureté primitive de l’Islam et de combattre le fétichisme. Mais des renseignements fournis à la Commission, il résulte que les Oulémas étaient acquis depuis quelques années à la politique pan-islamique et que dans leurs medersas, ils commentaient le Coran avec une exégèse fanatique. Les relations étroites des Oulémas avec les milieux nationalistes du Caire apparaissent comme certaines (renseignements fournis par la Direction des Affaires Musulmanes et par les membres de la Délégation française à La Mecque). Malgré le danger de cette association qui, par sa propagande religieuse peut prendre une influence déterminante sur les masses musulmanes, les Oulémas ont pu librement couvrir l’Algérie de medersas. Le Directeur des Affaires Musulmanes a signalé, à ce sujet, que le décret sur l’enseignement en Algérie avait été promulgué en novembre dernier, bien que par notes répétées, il en eut signalé tous les inconvénients. Ce texte supprimait en fait tout contrôle de l’Administration. L’accroissement du nombre de medersas remonterait à six mois. La Commission se proposait de rechercher le chiffre exact des établissements placés sous l’autorité du Cheikh Brahimi (chef des Oulémas), qui d’ailleurs est originaire des environs de Sétif, et les répercussions des créations des medersas sur la fréquentation des écoles françaises par les musulmans. Elle doit se borner à indiquer deux renseignements, l’un donné par les colons de Chevreul : avant 1940, une vingtaine d’indigènes fréquentaient l’école publique de Chevreul, après la défaite de 1940, trois seulement continuent à aller à l’école. En novembre dernier, une medersa Brahimi est créée à Chevreul. Aucun indigène ne va plus à l’école française, 60 élèves vont à la medersa. L’autre vient du Procureur de Tiaret (département d’Oran). Depuis la création d’une medersa, tous les élèves musulmans désertent l’école française pour recevoir le seul enseignement coranique. Quant au nombre des medersas, les chiffres officieux varient dans de grandes proportions : alors que la Direction des Affaires Musulmanes parlait d’une centaine pour l’Algérie, le Directeur du Cabinet du Préfet de Constantine a parlé de 120 pour son seul département.

d) La conjonction des trois organismes P.P.A., Amis du Manifeste, Oulémas apparaît donc comme redoutable. Ferhat Abbas aurait cherché, d’après M. Berque, Directeur des Affaires Musulmanes et des membres de la Délégation spéciale de Sétif, à s’entendre avec les partis socialiste et communiste mais n’aurait pu conclure alliance qu’avec le P.P.A. et les Oulémas. Signalons cependant, à toutes fins, qu’un neveu de Ferhat Abbas, pharmacien à Constantine et très lié avec son oncle, est communiste et président des Amis de la démocratie (renseignement fourni par la Préfecture de Constantine). Sans connaître à quelle date exacte l’union des trois partis s’est réalisée, la Commission constate que le P.P.A. apportait à cette sorte de fédération son nationalisme intransigeant, son organisation clandestine poussée avec une ampleur et une minutie qui paraissaient insoupçonnées jusqu’à ces temps derniers et qui ont été révélées par une enquête dont le succès est à l’éloge des policiers qui l’ont menée. Les Oulémas apportaient un fanatisme capable toujours de susciter, dans certaines masses musulmanes encore frustes, le désir de la "Djihad", les évènements l’ont démontré. Quant aux "Amis du Manifeste", ils présentaient leur programme au public et à l’Administration comme la seule solution possible du problème algérien (rapport Préfet Constantine sur la situation générale du 5 mai 1945), ils feignaient de s’inquiéter de l’apport massif du P.P.A. dans leur groupement (même source de renseignement), mais dans leur journal, ils faisaient l’éloge de Messali et en réunion publique, ils faisaient l’éloge du P.P.A. (Sétif 29 avril, discours de Me Mostefaï, avocat, un des dirigeants des "Amis du Manifeste"). Ils tiraient profit de la situation politique de leurs chefs pour faire croire qu’ils étaient redoutés.

Ils s’efforçaient de persuader qu’un geste de familiarité était un geste de crainte (déclaration du Sous-Préfet de Sétif, rapportant un propos de M. Deluca). Le Dr Saâdane, un des chefs du parti, s’écriait en octobre 1944 au Conseil Général de Constantine : "Si les Arabes n’obtiennent pas satisfaction à leurs justes revendications, prenez garde au mouvement insurrectionnel" (compte rendu des réunions du Conseil Général). Ils obtenaient ainsi par opportunisme l’adhésion des fonctionnaires ou des chefs musulmans et pouvaient recruter des partisans dans toutes les branches de l’Administration et dans des milieux que l’on comptait jusqu’à ce jour comme fidèles à la France.

7 – CAUSES DU SUCCÈS DE LA PROPAGANDE ANTI-FRANÇAISE -


La Commission n’a pu, sur cette question, qu’enregistrer des avis divers sans les soumettre au contrôle de témoignages directs, de recoupements et de faits incontestés. Il faudrait, d’ailleurs, une étude approfondie et dépassant le cadre d’un simple rapport pour tenter d’analyser l’évolution de l’état d’esprit des musulmans durant les 25 dernières années. Signalons cependant qu’actuellement la presque totalité de la jeunesse des facultés est acquise aux idées nationalistes ou au moins autonomistes, que des hommes politiques musulmans, qui paraissaient favorables au maintien intégral de la souveraineté française et qui avaient pris position pour les principes posés par l’ordonnance du 7 mars, voyaient, de leur propre aveu, fondre leur clientèle électorale (Drs Bendjelloul et Lakhdari). La Commission a retenu comme causes d’aggravation d’un malaise, qui déjà se manifestait avant 1939, la chute de prestige que la défaite de 1940 a fait subir à notre pays. Nous rappelons les propos des colons de Chevreul : Avant 1940, 20 élèves à l’école française, après la défaite 3. les archives des tribunaux pourraient aussi prouver combien de musulmans ont été poursuivis en fin 1940 ou en 1941 pour avoir dit : "La France est perdue, ne payons pas l’impôt à la France, nous le paierons aux Allemands". Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas cacher l’impression de force matérielle donnée par les Alliés après le débarquement, en comparaison des faibles moyens dont nous disposions. La Commission doit signaler les opinions concordantes de maintes personnalités qui dénoncent les méfaits des radios allemandes et italiennes, leur propagande habile écoutée dans les cafés maures et même les gourbis et tendant à faire croire à la fin de notre patrie. Dans un autre ordre d’idées, il faut indiquer que de nombreux musulmans ont séjourné en France comme soldats ou travailleurs et leur attention est portée sur des faits sociaux qui passaient inaperçus aux yeux de leurs parents. Ils sont plus sensibles à une propagande par la voie de la presse, par tracts ou par radio. Ils sont amenés à comparer leur situation avec celle des européens qu’ils jugent privilégiés. Ils acceptent difficilement qu’un Espagnol, un Maltais ou un Italien, qui souvent n’est pas naturalisé et n’est pas appelé à défendre le pays où il vit, ait une position économique ou sociale supérieure à la leur. Ils jalousent les colons propriétaires de grands domaines en regardant leur situation misérable et la richesse de ceux-là. Ils songent à un partage des terres. Ils dénoncent les excès de la grosse propriété qui permet qu’un seul règne en maître sur des milliers d’ha. Un membre de la Délégation Spéciale de Sétif nous a rapporté qu’à l’occasion de l’étude d’un plan de paysannat indigène, des musulmans du département de Constantine répondaient à M. Turet, Inspecteur Général de l’Agriculture : "Pourquoi nous proposes-tu 14ha, quand nous vous aurons mis à la porte, nous en aurons 100". M. Turet n’a pu être entendu sur l’exactitude de ce propos. Il ne faut pas non plus cacher que si le manque de ravitaillement n’a pas été la cause directe de l’émeute à Sétif, la rareté des denrées et des vêtements a augmenté le mécontentement dans de nombreuses régions d’Algérie. La Commission a pu constater que dans la région de Tablat à 60 km d’Alger, il se faisait un commerce régulier de talrouda (terre-noix) que les indigènes ne mangent que dans les années de misère. Le prix de ce produit que d’aucuns disent nocif – la Commission se proposait de le faire analyser – atteint 40 frs le kg ou 600 à 700 frs le "double" ce qui paraît exorbitant. Les indigènes se plaignent des abus des perquisitions dans de modestes gourbis pour découvrir le grain caché, des tracasseries administratives, des arrestations pour transport irrégulier de provisions permettant à peine de nourrir une personne pendant un jour. Il paraît certain que la propagande a su utiliser tous les facteurs de mécontentement et toutes les apparences de diminution de la puissance française : là elle promettait un ravitaillement meilleur et critiquait l’Administration, ailleurs elle excitait le fanatisme religieux, plus loin elle proposait simplement de diffuser la langue arabe et d’édifier des mosquées.

Mais parmi les causes directes et immédiates des manifestations et qui expliquent en grande part leur date, la Commission doit souligner l’effervescence provoquée à l’annonce de la conférence de San Francisco. La Commission n’a pu évidemment en quelques jours étudier complètement et aussi avec la prudence qui s’impose le pourquoi de cet espoir qui paraissait secouer nombre de partisans des Associations responsables des manifestations. Elle a cependant enregistré plusieurs échos lui rapportant que l’indépendance de l’Algérie serait réclamée pendant ou à la fin de la conférence.

Diverses personnes ont raconté que Ferhat Abbas laissait entendre qu’il avait l’appui des Anglo-Saxons, qu’il avait vu le Président Roosevelt lors de son passage à Alger et autres sortes de bruits, qui faisaient croire que l’Algérie ne saurait tarder à échapper à la souveraineté française. Dans son discours du 29 avril à Sétif, Ferhat Abbas a affirmé publiquement que la conférence de San Francisco devait assurer la liberté de tous les peuples et que le peuple algérien en tirerait tous les avantages qu’elle lui accorderait. Certains bons esprits pensent qu’il faut rechercher l’explication de cette croyance dans une interprétation inexacte de la Charte de l’Atlantique et aussi des principes posés à la Conférence de Brazzaville et enfin dans la persuasion que les Américains imposeraient après la victoire, la fin du colonialisme. La Commission croit aussi de son devoir de signaler une opinion répandue dans les milieux musulmans et certains milieux colons qui ne cachent pas que le Comité algérien du Caire joue une influence néfaste – ainsi que nous l’avons expliqué quand nous avons traité de la question des Oulémas – transmet des mots d’ordre et des tracts, mais encore, et ici sans apporter de précisions, voire de présomptions, que son action est vue sans défaveur par au moins une partie des dirigeants anglais. Ceci dépasse évidemment le cadre d’une enquête administrative et nous ne croyons devoir faire part des propos que nous avons recueillis que pour aviser les Pouvoirs Publics de tout ce que nous avons entendu, sans avoir la prétention de penser que le Gouvernement n’a pas d’autres sources de renseignements plus précises et plus sûres. Dans le même ordre d’idées et avec le même esprit, la Commission croit devoir ajouter que des musulmans lui ont expliqué que les Anglo-Saxons s’étaient documentés avec beaucoup de soin sur l’Algérie mais qu’ils ne s’étaient livrés à aucune propagande. Enfin et toujours sous la même rubrique, la Commission croit devoir signaler que, d’après les renseignements fournis par la Préfecture de Constantine, la population israélite aurait été avisée avant les émeutes qu’elle n’avait rien à craindre et que cette même population paraissait ne rien redouter dès que ces incidents ont éclaté.

De là, une conclusion peut-être hâtive, que les manifestants ne voulaient pas mécontenter les Américains. Cependant quatre israélites ont été assassinés au cours des émeutes mais tous dans la même localité.

8 – LES RESPONSABILITÉS –


IL appartient à la justice militaire de rechercher les responsables (instigateurs et exécutants) des émeutes. Quant aux responsabilités administratives, la Commission, qui n’a pu qu’ébaucher un début d’enquête, ne peut citer un nom parce qu’elle n’apporte aucune preuve. Nous rappelons cependant que Ferhat Abbas était dénoncé comme ayant les faveurs de la Préfecture de Constantine et de la Haute Administration et que, même si ce n’était qu’une apparence, il en tirait parti pour accroître son prestige. Ferhat Abbas a pu mener une violente campagne contre l’ordonnance du 7 mars, coupable à ses yeux de poursuivre une politique d’assimilation qu’il entendait rejeter, sans que sa situation privilégiée ait paru ébranlée. Le Directeur des Affaires Musulmanes et le Préfet de Constantine ne cachent pas que Ferhat Abbas leur paraissait le seul homme politique ayant une influence réelle sur les musulmans et que le heurter risquait de faire plébisciter sur son nom, par les électeurs, un refus de tolérer plus longtemps la souveraineté française. Les Pouvoirs Publics décideront si une enquête doit être menée sur la base des premiers éléments consignés dans ce rapport. La Commission constate seulement que le sang a coulé dans le département de Constantine et que Ferhat Abbas, aujourd’hui est arrêté. La Commission a aussi constaté qu’aucune directive venant de l’Autorité Supérieure n’avait été donnée en vue de précautions spéciales à prendre ou de la conduite à tenir pour la "fête de la Victoire", alors que des renseignements de police signalaient, dès le mois de mars, une agitation possible pour ce jour-là. En ce qui concerne les responsabilités locales, la Commission a déjà esquissé le sens de l’enquête qu’elle entendait mener, tant dans les chefs-lieux d’arrondissement qu’auprès des Autorités des communes mixtes. Il paraît bien que c’est surtout à la justice de rechercher qui a armé et financé les émeutiers et les partis politiques responsables. La Commission a seulement entendu des opinions incontrôlées affirmant que les armes venaient des champs de bataille de Tunisie, de vols dans les camps alliés et que les fonds venaient de souscriptions parmi les musulmans algériens. Sous ce paragraphe, la Commission croit aussi devoir indiquer qu’un cadi, Lakdari d’Alger et un avocat Ben Bahmed de Constantine, lui ont affirmé avoir entendu à la radio française le chant scout musulman interdit. Le Préfet de Constantine a dit avoir envoyé un rapport à ce sujet.

9 – LA RÉPRESSION –


La Commission n’a pu commencer d’enquêter sur cette partie de sa mission. D’après le Général Duval, les troupes, pendant l’action contre les émeutiers, ont pu tuer de 500 à 600 indigènes.

À Sétif, il est impossible de connaître le chiffre des musulmans tombés du fait de la police ou de la gendarmerie, certains disent 20, d’autres 40. Les décès n’ont pas été déclarés par les familles. La Commission a reçu l’ordre de revenir à Alger alors qu’elle s’apprêtait à partir à Guelma. Elle ne sait donc pas comment la répression s’est exercée dans cette ville. Elle peut seulement faire part d’une émotion généralisée dans les milieux musulmans qui prétendent que les européens de Guelma ont exercé des représailles sanglantes et des vengeances personnelles, en arrêtant et exécutant, sans discernement, alors que les combats avaient cessé, 500 ou 700 jeunes indigènes. La Commission se proposait de rechercher avec soin comment la répression avait été menée, en tenant compte du caractère insurrectionnel pris par l’émeute dans certaines régions et du fait que l’état de siège avait été proclamé, mais à l’exception des villes de Sétif, Constantine et Guelma qui étaient demeurées sous le contrôle civil. La Commission, en ce qui concerne la légalité ou les abus de la répression, n’a donc pu qu’enregistrer les plaintes des milieux musulmans dénonçant les excès qui auraient été commis à Guelma, sans pouvoir en vérifier le fondement.

10 – CONCLUSIONS ET SUGGESTIONS -


Ce rapport ne peut apporter qu’une conclusion qui paraît incontestée.
Les manifestations du 8 mai à Sétif, avaient un caractère politique et tendaient à réclamer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. Seule une enquête plus approfondie pourra permettre de déceler si les manifestations ont tourné à une émeute sanglante et cruelle à raison de la mentalité berbère des habitants, surexcités par une propagande fanatique ou pour tout autre cause. Pour le surplus, la Commission n’a pu que recueillir des renseignements pour la plupart non vérifiés, faute de temps, et indiquer les directives der l’enquête qu’elle se proposait de mener. Sans apporter de preuve flagrante d’une carence administrative imputable à telle ou telle personne déterminée, il est permis de s’étonner que la conjonction des éléments P.P.A., Amis du Manifeste et Oulémas, ait pu se préparer, se conclure et étendre ses effets avec une telle ampleur, sans que l’Administration ait paru lutter contre un danger dont elle ne semble avoir compris la gravité que peu de jours avant les évènements. La Commission croit, en terminant, de son devoir de signaler la psychose de peur qui déferle sur l’Algérie et qui étreint tous les milieux colons, comme la psychose de mécontentement et de suspicion qui agite les masses musulmanes. Il est nécessaire de rassurer les uns et les autres puisque tous doivent vivre côte à côte dans le même pays. Il semble urgent de disposer de moyens suffisants pour assurer l’ordre dans la légalité. La présence de troupes mobiles doit ramener la confiance et empêcher la formation de groupes armés échappant à tout contrôle. Il semble aussi qu’il faille, sans tarder, définir avec netteté et sincérité les programmes politiques et économiques que les Pouvoirs Publics décideront d’appliquer à l’Algérie. La Commission a entendu au cours de sa rapide enquête, de nombreux musulmans dont l’attachement à la France ne peut être suspecté, qui déploraient avec sincérité les évènements qui ont endeuillé l’Algérie et qui promettaient de faire tous leurs efforts pour contribuer à un apaisement indispensable. Ceux-là ne doivent pas être repoussés car il n’est de trop de tous les hommes de bonne volonté pour rapprocher les français musulmans des français non musulmans et faire cesser les apparences de deux blocs hostiles dressés l’un contre l’autre.

Le Général TUBERT, Membre de l’Assemblée Consultative
Président de la Commission,

L’Avocat Général LABATUT, Chef du Service Musulman du Parquet Général, Membre de la Commission,

Le cadi TALEB CHOAIB, Commandeur de la Légion d’Honneur,
Membre de la Commission

SUGGESTIONS DU CHEIKH DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE


26 mai 1945 – Alger
Les mobiles et les causes qui ont provoqué la situation douloureuse que nous constatons en Algérie sont incontestablement complexes.

L’origine en remonte à la guerre 1914. Nul n’ignore qu’un grand nombre d’Indigènes ont participé à cette guerre et sont allés en France et dans d’autres contrées de l’Europe. Au contact des Français et des autres Européens, une évolution s’est faite dans les esprits et nos Indigènes sont revenus avec une autre mentalité. Voici une histoire vécue : en 1917, je remplissais une mission en Cie. J’ai eu l’occasion d’y rencontrer un capitaine musulman qui m’a dit qu’au cours d’une entrevue avec un officier supérieur Égyptien, celui-ci a demandé quel était le grade le plus élevé auquel pouvait accéder le Musulman algérien dans l’armée et, sur la réponse que le plus haut grade était celui de capitaine, cet officier supérieur a haussé les épaules signifiant que ce grade était peu de chose. Or, auparavant, le capitaine en question était fier d’être parvenu au rang de chef de compagnie.

Nul doute qu’à leur retour, les anciens combattants ont fait dans leur entourage la relation de tout ce qu’ils avaient pu voir et constater.
En 1925 est née une association qui s’est donné le nom d’association de savants (oulamas) d’Algérie ; elle a été créée par le Cheikh Abdelhamed Benbadis, le constantinois, qui est décédé il y a trois ans et auquel a succédé Cheikh El-Ibrahimi. Ce groupement avait pour but de combattre les confréries religieuses, les zaouïas (marabouts) et de provoquer une renaissance scientifique, religieuse, sociale, économique et politique. Ses membres répandaient leurs enseignements dans des écoles coraniques modernes et dans des cercles publics. Par la suite s’est constitué le groupement de Messali qui a donné naissance à un parti qui a étendu son activité, non seulement à la capitale, mais à l’ensemble des trois départements algériens. Puis le parti des "Amis du manifeste et de la Liberté" est né, créé par Ferhat Abbas. Ces deux derniers partis ont été dissous mais ils ont continué, en fait, à manifester leur vitalité. Par ailleurs, certains Musulmans ont adhéré aux partis "fascistes" attirés par la propagande faite par P.S.F. et par des publications, notamment à l’époque de Vichy et pendant que les Alliés se trouvaient en Afrique du Nord. Un autre facteur est venu s’ajouter à tous ces éléments, la misère et la disette se sont étendues à toute l’Algérie, la vêture y a fait défaut. Enfin il y a lieu de mentionner que certaines autorités locales n’ont pas donné à cette crise toute l’importance qu’elle méritait. Tous ces faits ont exercé leur influence sur l’état d’esprit du Musulman dont les facultés et le cœur ont été un terrain propice à la propagation des idées répandues par les fauteurs. Le Musulman a alors été prêt à consentir tous les sacrifices matériels ou autres. On sait que la population algérienne est constituée par trois éléments principaux : les Berbères, les Arabes et les Turcs dits Kouloughlis.

Ces deux derniers éléments ont été absorbés par le premier à la suite d’alliances sinon en totalité du moins en majeure partie, de sorte que l’on peut dire que les habitants de l’Algérie sont des berbères. Or, le Berbère a un caractère particulier. Il est difficile à convaincre, il n’admet une idée et n’adopte un dogme que très difficilement, mais lorsqu’il a admis l’idée et adopté le dogme et quand il a été convaincu, il défendra ses conceptions avec le même acharnement qu’il apportera à défendre sa famille. Il ne serait pas surprenant que tous les facteurs que nous avons indiqués plus haut, ou même que certains seulement d’entre eux, aient contribué à le raffermir dans son attitude. Cette situation douloureuse appelle un remède par des mesures à prendre immédiatement. À l’examen, ces mesures pourraient paraître d’une réalisation difficile, mais si les pouvoirs publics entreprenaient de les exécuter, toute difficulté disparaîtrait. Ces mesures sont, à mon avis, les suivantes :

  • 1. Mettre fin immédiatement aux représailles.
  • 2. Supprimer les milices et rendre à l’autorité militaire régulière ses pouvoirs.
  • 3. Ne châtier les Indigènes qu’après jugement devant les Tribunaux en suivant la procédure légale.
  • 4. Inculquer à tous les fonctionnaires européens ou musulmans de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif que leur fonction leur impose deux devoirs : l’exécution des lois et la correction vis-à-vis du public. En se montrant bienveillant vis-à-vis de leurs administrés, en se rapprochant d’eux et en s’écartant de toute colère, les fonctionnaires gagneront la confiance de leurs administrés qui s’apaiseront et qui constateront, de nouveau, la noblesse et l’esprit de justice de la France.
  • 5. Créer dans chaque chef-lieu de département, dans les villes et même dans les villages, des comités de six membres dont trois Français et trois Indigènes qui seront choisis parmi les personnes recherchant le bien général et soucieuses de conserver à la France son bon renom. Ce Comité aura pour principale tâche de prêcher le calme parmi les deux fractions de la population et de faire disparaître toute cause de mésentente. Il continuera à fonctionner jusqu’à ce que l’ordre et la bonne harmonie soient complètement rétablis.
  • 6. Faire comprendre à chacun ses devoirs par les plus hautes personnalités à la Radio et par tous autres moyens.
  • 7. Diffuser l’enseignement dans les écoles arabes et françaises de manière qu’aucun enfant ne reste abandonné dans les rues, à la merci des gens mal intentionnés qui s’accapareraient de lui et lui donneraient une éducation néfaste.
  • 8. S’occuper de l’élite musulmane cultivée en français et assurer à chacun la situation correspondant à ses aptitudes et à ses diplômes.
  • 9. Ne pas marquer de partialité dans les examens vis-à-vis du Musulman. Les examinateurs doivent traiter tous les candidats avec le même souci d’équité.
  • 10. Rendre à la terre les ruraux indigènes en leur octroyant une superficie suffisante à leur subsistance. Les terres seraient concédées à ceux qui n’en possèdent pas et qui en deviendraient propriétaires après avoir, pendant trente années, amorti leur valeur à un taux modéré. Ces terres seraient inaliénables, elles ne pourraient faire l’objet d’aucun acte translatif de propriété et qui, par sa nature, pourrait entraîner l’expropriation. Les pouvoirs publics, les banques et les sociétés de prévoyance apporteraient, le cas échéant, toute aide aux fellahs de manière à ne pas les laisser être la proie des usuriers.
  • 11. Développer l’artisanat dans les villes, tissage de tapis, de vêtements et de couvertures de laine, forge, broderie, cuir, huilerie, usines de conserves, tonnellerie, tannerie, maçonnerie, menuiserie, etc.
  • 12. Donner toutes facilités aux commerçants et leur ouvrir les guichets des banques de manière à les soustraire à la cupidité des usuriers. Former une élite de commerçants dans les écoles de commerce.
  • 13. Faire cesser les perquisitions abusives et les réquisitions souvent injustifiées et brutales.
  • 14. Améliorer la situation des magistrats et des fonctionnaires musulmans de manière à leur permettre de vivre dans la dignité et à accroître leur autorité pour le plus grand bien de la France.
  • 15. Exécuter sans restriction l’ordonnance du 7 mars 1945.
P.S. :

Présentation.
Le 8 mai 1945 en Algérie et le rapport Tubert
Le jour de la capitulation de l’Allemagne et de la fin de guerre en Europe a éclaté une insurrection nationaliste dans l’est de l’Algérie, colonie française depuis 1830.

Dans la plupart des villes d’Algérie, le 8 mai 1945, des Algériens ont manifesté pour l’indépendance de l’Algérie et la libération du dirigeant nationaliste Messali Hadj, et les manifestations ont pu se dérouler sans incidents. En revanche, dans l’est algérien, à Sétif, ville du principal leader nationaliste Ferhat Abbas, et à Guelma, les manifestations furent réprimées par les armes et tournèrent à l’émeute.

De nombreux Européens furent massacrés. Les forces de police et de gendarmerie, la milice à Guelma composée de civils européens armés, et l’armée réprimèrent de façon très brutale ce qu’il est convenu d’appeler une insurrection nationaliste. La répression dura les deux semaines environ qui suivirent le 8 mai. Elle fut menée par le gouvernement du général de Gaulle et sur place en Algérie par le gouverneur général Chataigneau, le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel, les sous-préfets, en particulier André Achiary à Guelma, et par le général Martin et le général Duval, commandant la Division territoriale de Constantine. L’intensité et la durée de la répression ne furent pas proportionnelles au danger qu’encouraient les Européens dans les zones affectées, qu’il ne faut pas pour autant sous-estimer.

Officiellement, il y eut 102 morts européens, essentiellement dans la région de Sétif, et 1 165 morts algériens. Les Algériens avancent le chiffre de 45 000 morts. Nous ne connaîtrons pas le chiffre exact. Les archives civiles françaises et britanniques font état de différents nombres compris entre 6 000 et 15 000 morts. On ne peut connaître les chiffres de morts algériens que pour des localités précises : 200 morts à Oued Marsa, 600 à Kerrata.
Le 8 mai 1945, à la fois "insurrection" et répression pendant les deux semaines qui suivirent, est un événement protéiforme. Il faut distinguer plusieurs niveaux d’explication. La propagande nationaliste et le désir d’émancipation s’étaient clairement exprimés depuis la remise en 1943 par Ferhat Abbas, du "Manifeste du peuple algérien" aux autorités françaises, autour duquel se formèrent les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML). Le projet insurrectionnel du Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj mûrissait depuis l’avant-guerre. Sous le regard français, les chefs du camp algérien, nationalistes modérés et administratifs, se livraient une lutte à mort pour capter le vote des "Français musulmans" aux élections municipales, cantonales et à la Constituante de 1945 ; tandis que, dans le camp européen, une lutte plus feutrée n’en poussait pas moins à une surenchère des positions nationalistes d’un côté et anti-réformistes de l’autre. Les colons refusaient les réformes.

Tous ces éléments se rejoignirent le 8 mai 1945, dans un contexte marqué par la participation récente de nombreux algériens à la guerre et par l’affirmation du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" que la Charte de l’Atlantique fit sien et que s’apprêtait à confirmer la Conférence de San Francisco. En somme, le 8 mai 1945, il n’y avait que le gouvernement provisoire et quelques modérés qui voulaient des réformes assimilationnistes et la paix en Algérie. Les autres, dans les deux camps, voulaient pousser leur avantage jusqu’au bout. Toutes ces logiques incitaient à l’affrontement. Et celui-ci éclata le jour du 8 mai.
La mission Tubert
Dans des secteurs comme Guelma, la répression mise en marche par les pouvoirs publics et l’armée s’autonomisa. Le 8 mai y libéra une violence générale entre communautés sur laquelle se greffèrent tout une série de micro-violences personnelles, dans un rapport de force totalement déséquilibré. L’aviation et la marine furent utilisées contre les douars. C’est dans ces circonstances que, le 19 mai, à la demande du ministre de l’intérieur Tixier, de Gaulle nomma le général de gendarmerie Tubert, résistant, membre, depuis 1943, du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l’homme (où siègent également René Cassin, Pierre Cot, Félix Gouin et Henri Laugier), membre de l’Assemblée consultative provisoire, dans le but d’arrêter la répression. Et effet, à partir du 19 mai, les ordres du général Duval changèrent complètement de nature et la milice de Guelma fut dissoute. Mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fit du sur-place à Alger. Officiellement on attendait l’un de ses membres “ retenu ” à Tlemcen.

Dans les faits, c’est bien Tubert qui était retenu à Alger. On ne le laissa partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé. Et, à peine arrivé à Sétif, il fut rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouvernement, par le gouverneur général Chataigneau.

Si bien qu’il ne pu se rendre à Guelma. De retour à Alger, Tubert ne fut pas reçu par Chataigneau… mais par Gazagne, le secrétaire général du Gouvernement général d’Algérie.

Pourquoi n’alla-t-il pas à Guelma ? Non seulement parce que le général de Gaulle voulait absolument sauver un représentant de la résistance en Algérie, A. Achiary, l’un des organisateurs de la milice européenne, mais aussi parce qu’à Guelma, la répression menée par cette milice officiellement dissoute, continuait toujours dans les faits. Et elle continua jusqu’au 25 juin, jour où le ministre de l’Intérieur Tixier arriva à Guelma. Il y eut encore 4 morts ce jour-là. Ce furent les derniers. Quand il repartit, les meurtres cessèrent.

En somme, on promena Tubert et la nomination de la commission Tubert fut une menace qu’agita le gouvernement provisoire pour faire cesser la répression. Mais celui ci n’avait aucune intention de le laisser constater effectivement l’ampleur de la répression. Reste que Tubert a tenu à remettre un rapport sur la base des quelques faits qui lui ont été rapportés, expliquant les intentions qui auraient présidées à sa mission et exprimant quelques hypothèses. Son rapport est celui d’un honnête homme, au fait des réalités algériennes, qui sait qu’il a servi d’épouvantail mais qui tient à prendre sa mission au sérieux en attirant notamment l’attention sur les causes profondes de cette crise et le caractère aveugle de la répression.

Le rapport fut oublié. Il ne fut pas diffusé. De toute façon, après la révolte de Madagascar, et une fois la guerre d’Indochine commencée, l’épisode du 8 mai 1945 dans la région de Constantine n’intéressait plus personne en France. La France avait, en Algérie, “ la paix pour dix ans ”. Tubert fut nommé maire d’Alger peu après. Et Gazagne a été élu à ce poste en 1948.

Le texte intégral inédit du rapport Tubert a pu être été mis en ligne avec l’aide de la BDIC

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