C’est l’Interview que j’ai donnée au journal algérien "LIBERTÉ" lors de mon voyage à Alger à l’occasion du 1er novembre 2014, 60èmeanniversaire du déclenchement de la Guerre de Libération Algérienne
Dans cet entretien, l’ancien soldat de l’armée française déplore la chape de plomb politique qui pèse sur l’écriture de l’histoire contemporaine. Il met en exergue notamment la versatilité des différents pouvoirs qui se sont succédé en France quand il s’agit des exactions commises lors de la guerre d’Algérie. M. Henri Pouillot, ancien appelé de la guerre d’Algérie, brise le silence et continue le combat pour que la vérité éclate. (Louiza/Liberté)
Interview réalisée par Lachichi Mohamed-Chérif, publiée le 12-11-2014
Liberté : Vous voilà en Algérie au moment même où le pays commémore le soixantième anniversaire du déclenchement de la révolution. Le choix de cette date n’est pas fortuit, n’est-ce pas ?
Henri Pouillot : Absolument ! Je suis arrivé à la veille de la commémoration du 1er novembre, une date symbolique pour le peuple algérien que je félicite. Depuis que je suis là, j’ai assisté à des choses très intéressantes. J’ai d’ailleurs un emploi du temps très chargé ces derniers jours, nous allons essayer d’y faire face. Vous savez, l’Algérie est un pays qui me parle. Ce lien tient au fait que j’ai été un appelé pendant la guerre d’Algérie et que j’ai passé 9 mois à Alger, précisément à la villa Susini qui a fonctionné, comme chacun sait, comme un centre de torture durant toute la guerre d’Algérie. Ce sont des choses qui restent gravées et qu’on ne peut pas oublier. Il s’agit d’un traumatisme que je considère comme un handicap avec lequel il faudra apprendre à vivre.
Vous avez-eu donc à assister à des choses horribles ?
Effectivement, même si j’étais affecté essentiellement à des tâches administratives et d’intendance, j’ai été obligé, de temps en temps, par manque d’effectif, d’aller dans les salles de tortures. C’était à l’époque une pratique quotidienne. La villa Susini avait le triste privilège d’avoir fonctionné comme centre de torture durant toute la guerre d’Algérie. La torture était, pour ainsi dire, institutionnalisée. Ces méthodes ont été couramment utilisées, du moins durant la période où j’y étais. L’aspect lié au sexe était très utilisé. L’atteinte à la pudeur ou le viol était quelque chose de très sensible dans la culture algérienne, voire arabo-musulmane. Etre violé à cette époque-là ce n’est pas seulement être victime mais c’est aussi être coupable, c’est être mis au ban de la société. L’homosexualité étant considérée presque comme une maladie, c’était pour les hommes quelque chose de très traumatisant. Ce moyen de torture qui marque profondément n’est pas suffisamment évoqué à mon sens.
Vous semblez en avoir été sévèrement marqué….
C’est un handicap avec lequel il faut apprendre à vivre. C’est un traumatisme qu’on porte sur soi. Je peux même vous dire à ce sujet que la pratique de la torture est quelque chose de traumatisant, non seulement pour les suppliciés mais aussi pour les tortionnaires eux-mêmes. Comme beaucoup d’appelés de l’époque, l’objectif fondamental, pour chacun de nous, était de tourner la page, d’essayer d’oublier, de fonder une famille… La torture, les exactions commises, les exécutions sommaires et autres violences dont ont été témoins les jeunes Français, de retour de la guerre d’Algérie, les ont plongés dans l’alcool comme pour l’héroïne lors de la guerre du Vietnam.
Témoigner, est-ce une thérapie, cela vous fait-il du bien ?
Je ne crois pas que ça fait du bien. C’est toujours difficile. Le premier reportage que j’ai fait en décembre 2001, lorsque j’ai retrouvé la villa Susini, pile 40 ans après l’avoir quittée, était, pour moi, très éprouvant. Depuis que le débat sur la torture a été relancé en France au début des années 2000 grâce au témoignage de Louisette Ighil Ahriz paru dans Le Monde et son intervention publique à la fête de l’Humanité à Paris, il y a eu un grand nombre de manifestations de ce genre. Les choses ont beaucoup évolué depuis dans l’opinion publique et dans la connaissance des faits, mais pas dans la prise de responsabilité des autorités françaises dans ce qui s’est passé.
Il faut dire également que, de ce côté-ci de la Méditerranée, il n’y a pas eu de revendication forte dans ce domaine de la part des autorités algériennes…
C’est vrai, il n’y a eu que tardivement une tentative de demande de promulgation d’une loi criminalisant la colonisation qui semble aujourd’hui avoir été avortée. Je pense en effet qu’il y a eu un déficit. S’il y avait eu une revendication plus forte de la part des autorités algériennes, cela aurait fait avancer les choses. Mais, ceci dit, je n’ai vraiment pas de leçon à donner aux Algériens…
La venue de la gauche au pouvoir en France semble n’avoir rien changé à la donne. Ou si peu…
Tout à fait. Le voyage à Alger de François Hollande en décembre 2012 est à mon avis très significatif à cet égard. Quand il était candidat aux élections primaires du PS pour la présidence de la République, le 16 octobre 2011, c’est-à-dire 50 ans après les massacres du 17 octobre 1961 à Paris, en tant que membre actif du collectif et le journal en ligne Médiapart, nous avions lancé, pour notre part, une pétition qui avait été signée par sa concurrente Martine Aubry. Une heure après environ, il venait de signer lui aussi ce texte qui demandait aux autorités françaises de reconnaître ce “crime d’Etat” et de le condamner comme tel.
Le collectif s’est tourné naturellement vers lui, une fois élu, pour lui demander de confirmer sa position de candidat. Or, on n’a pas eu de réponse. Nous l’avons relancé, un an plus tard, le 17 octobre 2012, pour pouvoir lire sa réponse au pont Saint-Michel.
Arrivé à l’Elysée, il pleuvait ce jour-là, comme d’ailleurs le 17 octobre 1961, nous avons dû faire le pied de grue pendant une heure sans avoir de réponse et sans même être reçus. Pendant qu’on rentrait et qu’on se dirigeait vers le pont Saint-Michel, un communiqué de l’Elysée venait de tomber. Il comportait trois phrases laconiques où ne figurait pas le mot crime et sans la moindre désignation de responsables. Ceci est un exemple concret de son ambiguïté…
Il doit y en avoir d’autres…
Tout à fait. On peut citer également le cas de Maurice Audin. François Hollande s’était engagé, à la suite d’une lettre d’Yvette Audin, de transmettre à sa veuve toutes les informations et les archives relatives à la disparition de son mari.
Le 17 juin dernier, il y a eu un communiqué de l’Elysée dans lequel, pour la première fois, François Hollande reconnaissait au nom de la France que Maurice Audin ne s’était pas évadé mais qu’il était mort en détention.
C’est déjà un petit pas important. Par contre, ce qui est inconcevable, c’est qu’il ait affirmé que c’est sur la base de documents et de témoignages nombreux et concordants que cette conclusion a été établie. La veille, il avait reçu Yvette Audin mais il ne lui a rien donné de concret. Personne n’a donc vu ces documents ni entendu ces témoignages qui lui permettent d’affirmer cela.
On ne sait toujours pas comment Maurice Audin est mort en détention. De peur ? De crise cardiaque ? De vieillesse à 23 ans ? On ne sait toujours pas.
Pourtant la vérité sur la mort de Maurice Audin continue son petit bonhomme de chemin. Il y a eu récemment des révélations…
Il y a encore, en effet, un certain nombre de témoins français vivants qui sont capables de témoigner et de dire ce qui s’est vraiment passé. Un document découvert par la journaliste Nathalie Funès du “Nouvel observateur” dans les archives du colonel Godard, qui était présent lors de la torture de Maurice Audin, avance que ce serait le sous-lieutenant Garcet qui a mis fin à ses jours.
Ce dernier est toujours vivant, il pourrait témoigner. Plusieurs journalistes qui ont tenté de l’approcher sont revenus bredouilles. L’ancien militaire refuse d’ouvrir sa porte et de dire quoi que ce soit. Un autre témoin capital qui connaît l’affaire Maurice Audin de A à Z, c’est le général Maurice Schmitt qui était à l’époque un officier de renseignement durant la bataille d’Alger. La France officielle y compris les autorités de gauche française, pour lesquelles on aurait pu penser qu’elles adopteraient une position différente, refusent à ce jour d’ouvrir le dossier.
De toute manière, Maurice Audin n’était pas un cas isolé…
Non, pas du tout ! La France refuse à ce jour de reconnaître sa responsabilité dans les crimes commis durant toute cette période-là. “Les crevettes Bigeard”, dont la technique a été exportée par le général Aussaresses ou le colonel Trinquier en Amérique du Sud, la France en est, à ce jour, responsable.
Les exécutions sommaires, les tortures, les viols, les villages rasés au Napalm, les camps d’internement qu’on appelait camps de regroupement ou encore l’utilisation du gaz sarin ou du gaz VX pour exterminer des populations qui s’étaient refugiées dans des grottes, ce sont des choses inacceptables.
Le gouvernement français, qui donnait des leçons de droits de l’homme au niveau international en fustigeant en particulier Saddam Hussein qui utilisait ce type de gaz, n’a pas le droit de condamner ce genre de choses tant qu’il n’a pas reconnu sa propre responsabilité en la matière. Je le dis en tant que Français et de manière très claire !
La gauche française au pouvoir semble vous avoir déçu sur ce chapitre…
Avec Sarkozy qui avait tenu un discours qui soutenait clairement le colonialisme et l’UMP qui avait même l’intention, sous sa houlette, de redorer le blason du colonialisme, on espérait que la gauche, en venant au pouvoir, et surtout avec le petit pas de Hollande qui avait signé cette pétition pour le 17 octobre 1961, les choses allaient changer.
On constate malheureusement que c’est le statu quo dans ce domaine. Lors de son voyage à Alger, Hollande avait évoqué les massacres du 8 mai 1945 mais il n’est pas allé plus loin que Barnier, le ministre de Chirac qui, lui, avait parlé de “tragédie inexcusable”, reprenant à son compte, ainsi, les propos tenus à Sétif par l’ambassadeur de France en Algérie.
Pendant que vous appelez à la reconnaissance des crimes de la colonisation, c’est paradoxalement l’inverse qui se produit. Où en est-on en France avec l’apologie du colonialisme ?
Dans la politique française, depuis un certain nombre d’années, il y a eu une série de gens qui ont été réhabilités, principalement des activistes de l’OAS en particulier. Ces derniers ont pu récupérer leurs grades, leurs traitements, etc. On peut citer à titre d’exemple concret le colonel Château-Jobert, un de ceux qui ont participé au putsch d’avril 1961, un responsable de l’OAS et du maquis de l’Ouarsenis qui voulait, faut-il rappeler, remettre en cause le cessez-le-feu qui venait d’être signé.
Ce colonel a eu droit à une stèle à sa gloire dans la caserne de l’Ecole de parachutistes de Pau. Il a même reçu les honneurs de l’armée alors qu’il avait été condamné à mort par contumace. Quand j’ai su qu’il allait y avoir une cérémonie commémorant la mémoire de ce colonel putschiste, déserteur et condamné à mort, j’ai pris attache avec le palais de l’Elysée, où le conseiller de François Hollande, qui est, d’ailleurs, le même que celui de Sarkozy, m’a répondu qu’il trouvait “normal” que cette stèle reste dans l’enceinte de la caserne.
D’un autre côté, le général Jacques de Bollardière, qui lui s’était opposé à la torture et qui a purgé 60 jours de forteresse, n’a toujours pas été réhabilité dans son honneur de militaire. C’est une politique de “deux poids, deux mesures” qui continue à être appliquée par l’actuel gouvernement de gauche.
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