Des supplices souvent mas connus
C’est sur l’un de mes textes que Abderrahmane Mostefa a achevé le montage d’un documentaire audiovisuel consacré à l’une des plus douloureuses pages de la guerre de Libération nationale.
Il s’agit de ces dizaines d’hommes et de femmes qui avaient souffert et péri à l’intérieur des cuves à vin et plus particulièrement dans l’ouest algérien où la colonisation avait fait prospérer le vignoble. Le travail audiovisuel réalisé par Abderahmane Mostefa comporte deux parties. La première est un survol sur bon nombre de fermes coloniales érigées en centres de torture pendant la guerre d’Algérie et où les cuves à vin, quand elles sont vidées de leur produit, sont transformées en prison – de sinistre cachots qui rappellent les oubliettes du Moyen-âge – où l’on jetait les captifs après d’odieuses séances de torture.
En effet, parmi les crimes connus commis par l’armée française, le documentaire rappelle, entre autres, que le 15 mars 1957 une centaine d’Algériens sont jetés dans les cuves à vin à Aïn Isser dans la région de Tlemcen. Le lendemain, on retire 41 cadavres de ces maudits espaces. Les prisonniers, déclarés comme suspects et contre lesquels rien n’avait été établi, avaient péri d’asphyxie, intoxiqués par le gaz délétère (CO2) résultant du dépôt de vin.
Voilà comment l’armée française improvise les nouvelles chambres à gaz de la guerre d’Algérie. Le 16 avril 1957, la même opération est exécutée à Sfisef, près de Sidi Bel Abbès, où les corps de 16 Algériens sans vie sont retirés des cuves à vin. Durant la même année, 21 Algériens périssent dans ces mêmes conditions à Mouzaïaville près de Blida. Cependant, la caméra de A. Mostefa s’est arrêté longuement à Hadjadj (ex-Bosquet, dans la région de Mostaganem, où l’on retrouve une sinistre ferme ayant appartenu à un sinistre colon, Amédée de Jeanson, fasciste notoire, connu dans toute la région pour ses sentiments anti-Arabes. Comme d’ailleurs, il est utile de le rappeler, cette ferme figurait sur la liste des opérations du 1er Novembre 1954.
Cet ancien maire de Bosquet, centre de colonisation par excellence, mit sa ferme à la disposition de l’armée française qu’elle transforma à son tour en centre d’interrogatoire et de tortures avec la participation zélée du maire lui-même. Après quoi, les prisonniers sont poussés à l’intérieur des cuves à vin où la situation est infernale. Dans le texte qui soutient les images filmées, A. Mostefa, Amar Belkhodja raconte : « Alors commence le calvaire. La faim et la soif sont infligées sans pitié. Plusieurs suppliciés on dû boire leur propre urine. La nourriture est frugale et répugnante.
La vie est insoutenable à l’intérieur de ces cuves qui dégagent des odeurs suffocantes, horriblement nauséabondes. Les longs séjours dans ces oubliettes des temps modernes obligeaient les captifs à faire leurs besoins sur place. Au fil des jours, l’espace dégageait des puanteurs insupportables. Les hommes roués de coups, dormaient sur le sol souillé et glacial. La vermine proliférait tant et si bien qu’il fallait se boucher les narines et les oreilles pour empêcher ces espèces de vermisseaux répugnants et fétides de s’y introduire ». Le documentaire nous livre donc d’émouvantes pages d’histoire encore inédites.
La deuxième partie est consacrée exclusivement aux témoignages de ceux que le documentaire appelle « les rescapés de la ferme de l’horreur et de la honte ». Hommes et femmes ont livré pour la première fois leurs récits sur des pratiques inhumaines commises sans honte et sans remords. « Des souvenirs qui remontent à presque un demi siècle surgissent comme des éclairs du fond d’une âme plusieurs fois meurtrie pour défier des visages assaillis par les rides de la vieillesse qui a déjà coiffé de blancheur de toutes celles et tous ceux qu’on avait empêchés de vivre le beau temps de leurs vingt ans (…) Ils nous livrent instantanément les souvenirs de la souffrance et de l’horreur.
Nous avons l’impression que ce n’est pas la mémoire qui refuse de les effacer mais c’est plutôt une conscience individuelle et collective qui s’oppose à leur refoulement », raconte l’auteur. Le texte est admirablement déclamé par une journaliste de la Chaîne III, Mlle Om el Kheir Boussaïdane. Le documentaire a nécessité plusieurs déplacement sur le site où les prises de vue, les entretiens avec les rescapés eurent lieu. Il aurait fallu presque deux années de travail et surtout d’attente pour une histoire de montage. En effet, Abderrahmane Mostefa et Amar Belkhodja se débrouillent avec les moyens du bord pour combattre l’oubli et verser à l’Histoire des pages jusque-là méconnues.
Le souci des deux chercheurs c’est d’assurer une large diffusion du produit pour faire toucher du doigt aux nouvelles générations ce qu’avaient enduré leurs aînés durant le combat de Novembre et dénoncer en même temps les crimes collectifs commis par le colonialisme français. C’est à ce niveau que doivent intervenir les institutions, telles que la télévision, pour l’accès du grand public à la connaissance historique. Il est utile de rappeler que Abderrahmane Mostefa est l’auteur d’un documentaire sur les enfumades du Dahra. Il relate dans une production audiovisuelle comment Pélissier fit décimer, en juin 1845, la tribu des Ouled Ryah en l’asphyxiant à l’intérieur d’une grotte. Mostefa a à son palmarès un prix Unesco de photographie obtenu en 1993. (En épiant l’Histoire - Ed. Alpha - Alger-2011)
Par Amar Belkhodja (*) Journaliste-auteur
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