C’est le premier témoignage que j’ai rendu public sur la Guerre d’Algérie, et mon séjour au sein de la Villa Susini, témoignage qui fut donc très remarqué
Transmis à l’Humanité et au Monde, Charles Silvestre et Florence Baugé, en publieront chacun de larges extraits.
A partir de la publication de ce témoignage, ce furent de nombreux contacts, des demandes de compléments de témoignages.
Jeune, comme la majorité de l’époque, je n’avais pas envie de "faire" cette guerre d’Algérie. Mon père ayant "fait" celle de 14/18, gravement blessé, gazé, il en avait gardé de lourdes séquelles. Gamin à la fin de la guerre 39/45, j’avais conservé les souvenirs des bombardements des ponts de la Loire avec ses bombes qui tombaient plus nombreuses à quelques kilomètres de l’objectif que sur le point prévu avec son lot de maisons détruites et même de morts civils. J’avais également été marqué par le comportement des soldats allemands "occupants" lorsqu’ils passaient "réquisitionner" les pommes de terre, les fruits… J’avais été traumatisé en apprenant qu’un ami de la famille, fut exécuté comme otage en représailles contre des actes de la Résistance. Et puis les récits de personnes qui sont revenus par miracle des camps de la mort, commentant les tortures qu’elles avaient subies, m’avaient "vacciné" pour penser qu’il n’était pas admissible que cela puisse se reproduire.
Alors, probablement à partir de cette expérience, simplement à partir de mon cœur, sans appartenance ni engagement politiques, j’ai participé à des manifestations pour dire non à la guerre d’Algérie, je me suis fait arrêter plusieurs fois : j’ai été fiché comme "subversif". Comme beaucoup de jeunes j’ai tenté de prolonger mon sursis d’incorporation pour ne pas y aller. Malgré tout, j’ai fait presque 27 mois, dont une dizaine à Alger, juste à la fin de cette guerre.
Ce que je rends public aujourd’hui, par ce texte, je ne l’avais encore jamais dévoilé, même pas à mes plus proches : frères, sœurs, femme, enfants, amis. J’avais seulement évoqué, que j’avais vu des actes de torture, que mon séjour en Algérie avait été très dur, mais j’avais toujours fui les questions à ce sujet. C’est un miracle que j’en sois revenu, mais au fond de moi, j’avais une très profonde honte de ce qui s’était passé. Souvent j’ai repensé à cette période et tenté d’analyser comment des actes aussi odieux pouvaient se dérouler.
Ce qui est surprenant, c’est que mon "passé" de "subversif" (terme employé par l’officier me justifiant que je ne pouvais pas prétendre concourir aux E.O.R. après mon action contre la guerre) ne m’a pas suivi en Algérie, et je me suis retrouvé affecté bizarrement dans le service d’officier de renseignement du 184ème bataillon du Train à la Villa SUSINI d’Alger. Ce service était chargé de "collecter" toutes les informations possibles sur les activités du FLN en particulier à ALGER.
Mon "baptême", si j’ose dire, c’est le surlendemain de mon arrivée : un appelé à 4 jours de la quille se fait tuer à Belcourt parce qu’il avait, seul, demandé dans la rue ses papiers à un algérien qu’il ne connaissait pas comme habitant le quartier. Cela à provoqué des représailles : les militaires de ce régiment sont partis, en commando "venger" le copain. Le bilan effectué au retour de cette "opération" punitive par les différents groupes y ayant participé était de plus de plus de 400 personnes exécutées. Cela avait duré presque tout l’après-midi : tous les hommes trouvés dans les logements (c’est à dire de 14 à 80 ans) étaient abattus devant les femmes et les jeunes enfants. Nous écoutions bien évidemment EUROPE 1 (à l’époque c’était la radio "branchée" pour les jeunes que nous étions) et c’était un des liens essentiels pour savoir ce qui se passait en métropole. Au bulletin d’information du soir, le journaliste a évoqué ce fait, en gros de la façon suivante : un jeune appelé ayant été tué une opération de bouclage a eu lieu, de nombreux tirs ont été entendus tout au long de l’après-midi et 4 algériens ont été tués en tentant de fuir.
La semaine suivante, un dimanche, j’ai une permission pour aller dans une famille algéroise. Il était environ 10h, j’y allais pour déjeuner. Il n’était pas question de rester en uniforme, seul, pour traverser le quartier de BELCOURT même avec un pistolet à la ceinture. Comme chaque militaire dans ce cas, dans les premières toilettes je me change en civil (cette pratique bien que non autorisée théoriquement était tacitement très vivement conseillée), mais j’avais été repéré, je me suis trouvé avec une arme sur la tempe, j’ai entendu le clic : la balle n’est pas partie, mon geste de défense a fait fuir ce jeune combattant FLN. Je suis rentré dans le café européen tout à coté, je suis resté sans doute plus d’une heure assis tremblant, hagard, incapable de sortir un mot. J’ai enfin pu prévenir par téléphone ces amis que j’étais bloqué au dernier moment et que je ne pouvais pas venir. Mais j’étais conscient de l’état où j’étais, et que si je rentrais au cantonnement, je ne pourrais pas cacher ce traumatisme et que cela allait très certainement déclencher de nouveau une expédition punitive, dès que j’aurais expliqué les raisons de mon état. Moralement, pour moi, il n’était pas concevable que plusieurs centaines d’innocents soient encore exécutés de cette façon, même si j’avais échappé de très peu, et par miracle, à la mort. Je suis donc resté une bonne partie de l’après-midi dans ce café, dans une sorte d’état second. Quand je suis enfin rentré, j’étais encore totalement impuissant à camoufler mon état, j’ai dû reconnaître ce qui s’était passé, j’ai failli de plus, être lynché, parce que certains sont allés jusqu’à considérer que mon attitude était une allégeance au FLN, parce que la seule réponse à un tel acte était l’expédition "corrective". Sans l’intervention d’un officier supérieur que j’ai pu obtenir assez vite, par chance, je ne sais pas ce qui se serait passé.
Si je cite ces 2 faits, c’est bien pour tenter d’expliquer le climat vécu par le contingent à ALGER à ce moment là (fin juin, début juillet 1961).
Par rapport à la torture proprement dite, je pourrais rapporter des dizaines, des centaines même de faits auxquels j’ai assisté comme témoin "privilégié". C’est vrai que mon affectation à ce service d’officier de renseignement m’avait tout spécialement placé à la pointe de ces pratiques. J’étais basé à la Villa SUSINI, "célèbre" par ses exactions. A la période où j’y étais, les cuves d’acide où les corps se dissolvaient tout seuls avaient disparues, cela ne restait qu’une "plaisanterie" souvent reprise comme un peu de nostalgie.
Fort d’être considéré comme l’intellectuel (baccalauréat en poche) du groupe (une vingtaine) j’ai obtenu assez facilement d’être plutôt affecté de préférence à des tâches de secrétariat, téléphone, chauffeur, pouvant ainsi éviter de participer directement à ces pratiques ignobles. "Notre" vocation était de "collecter" tous les renseignements possibles sur les activités du FLN à Alger, et de fait par tous les moyens.
Dès qu’il y avait un attentat nous étions appelés, et les témoins étaient embarqués à la Villa pour être questionnés. Toute personne présente sur les lieux était, à priori, suspecte de sympathie à l’égard du FLN. A partir de là une "arrestation" était "logique" et devait permettre de glaner des informations. La remise en liberté était envisagée quelques heures plus tard ou après quelques jours quelque fois plus d’une semaine sans aucune formalité administrative : la seule systématique était le fichage. Les interrogatoires dans un bureau, c’était le début. Ils étaient généralement "musclés" : les ecchymoses, voire les mâchoires ou membres cassés, étaient classiques. Pour frapper, il y avait parfois le poing mais plus souvent le gros ceinturon de cuir ou la crosse du pistolet. Très rarement ces personnes arrêtées livraient des informations. Si elles n’avaient jamais été raflées auparavant, ne figuraient pas sur les fiches, n’étaient pas homonymes ou membres présumés de la famille de terroristes recherchés, elles étaient relâchées assez vite.
Dès qu’une personne était suspectée d’être membre du FLN ou d’avoir aidé un partisan, son cas devenait bien plus sérieux et la tournure des interrogatoires pouvait durer des semaines. Le sous-sol de la Villa comprenait une très grande salle une ou 2 plus petites et de multiples pièces (du type des caves des HLM, un tout petit 2m sur 2 m) qui servaient de cellule pour une à six personnes. Il n’y avait pas de point d’eau, évidemment pas de WC, juste une couverture par personne, jamais lavée, comme seul mobilier pour dormir à même le sol. Ces détenus n’avaient que la possibilité de faire leurs excréments dans ces cellules, il était très rare qu’ils soient autorisés à utiliser les toilettes. Il leur fallait ensuite ramasser, souvent avec leur main les excréments pour les porter dans les W-C. Un coup de jet d’eau terminait le ménage. Autant dire que, avec la chaleur de l’été à Alger, (même un peu modérée par le sous-sol) les odeurs étaient souvent insoutenables. Il n’était pas question que ces détenus puissent se débarbouiller, se raser, … leur seule toilette était la mise à nu et le jet d’eau. Comme nourriture, rarement plus d’un quart de baguette par jour, pour ceux qui étaient là depuis quelque temps, parfois un peu de semoule, un peu d’eau de temps en temps.
Il y avait généralement moins de femmes retenues, mais leur traitement était identique à ce sujet, et très souvent elles étaient dans des cellules avec des hommes. La question des menstruations n’était surtout pas prise en compte. La culture musulmane, et la promiscuité avec les hommes détenus, et les sévices subis font que ces femmes ont du être traumatisées à un degré difficilement admissible.
Théoriquement, les détenus dans cette villa ne l’étaient que pour un court moment : une sorte de garde à vue sans avoir besoin de la moindre justification, avec une durée très souple entièrement laissée à l’appréciation de l’officier commandant le service. Celui qui avait été pris dans ce filet pouvait être purement relâché si vraiment aucun soupçon ne pouvait être retenu ou envoyé à Maison Carrée s’il y avait un infime doute pour être incarcéré afin de poursuivre l’instruction sur son "rôle" dans l’activité FLN.
Les interrogatoires qui se passaient dans cette grande salle du sous-sol de la Villa étaient généralement horribles. Il y avait 2 ou 3 tables, l’une pour celui qui conduisait les interrogatoires afin de pouvoir consigner quelques notes, quelques chaises. Généralement le détenu devait se mettre nu. L’état major ayant expliqué que de cette façon, celui qui était interrogé ne pouvait que se sentir inférieur et plus facilement contraint à parler. Le traitement était identique pour les femmes. La plupart des interrogatoires qui se passaient en sous-sol étaient fait sur la table souvent trop courte pour que la personne soit complètement allongée, souvent attachée aux pieds de la table par les membres. Et là l’horreur pouvait durer des heures, reprendre chaque jour que durait la détention. Entre les coups en tout genre (poing, bâton, pistolet, ceinturon,..) sur toutes les parties du corps, les cheveux arrachés, le jet d’eau, les viols par bâtons, pistolets dans l’anus.. les séances de l’électricité "gégènes" bricolées, où le 110 volts (à l’époque le 220 n’était disponible en domestique) manipulé avec les 2 fils touchant 2 parties du corps, ou un fil fixé à la table métallique et l’autre se "promenant" sur tout le corps. Le raffinement pouvait aller très loin. Les parties sexuelles étaient très souvent des cibles privilégiées comme les seins des femmes. Les blessures avec les lames de couteaux étaient aussi très nombreuses. Par contre les consignes étaient rappelées de temps en temps : pas de problèmes à l’intérieur de la Villa (il n’y avait pratiquement pas d’interdictions), mais dès qu’un algérien passait la porte vers l’extérieur, il ne devait pas porter de marques trop suspectes afin qu’il n’y ait pas de risque de réaction de la commission de la Croix Rouge ou d’avocats qui tentent de "faire du bruit" pour rien.
Très rares sont les femmes qui en plus n’ont pas été violées par des soldats. Les plus âgées y échappaient parfois, par contre les plus jeunes et surtout si elles avaient un joli corps, mariées ou non devaient subir l’outrage. De nombreuses n’ont été arrêtées que pour assouvir les "besoins" sexuels de quelques-uns. Il arrivait alors que ces femmes passent la journée dans la cave et quelques nuits dans des chambrées avec peut-être une trentaine de rapports dans cette période et ce pendant plusieurs jours puis soient relâchées simplement. Quand on connaît la culture musulmane avec ses lois de rigueur : nécessité de la jeune fille d’être vierge pour pouvoir être mariée, la possibilité d’être répudiée si elle a été "touchée" par un autre homme que son mari.. alors ces victimes l’étaient encore plus que si de tels actes s’étaient produits en Métropole à l’encontre de femmes de culture judéo-chrétienne. En effet, en plus du traumatisme terrible du viol, elles devenaient des proscrites dans leur société, obligatoirement rejetées, dans l’impossibilité de pouvoir trouver une aide, un réconfort moral, de créer un foyer ou de reprendre la vie de couple précédent. Et le témoignage (dans le journal Le Monde) de ce fils "né Français par le crime", à la suite d’un viol collectif de sa mère par des soldats français n’est pas surprenant : sa mère survit depuis, dans un cagibi qu’elle s’est fabriqué avec une bâche et de la tôle, à demi enfoui sous terre entre 2 tombes dans un cimetière.
Il y a eu de temps en temps quelques algériens d’origine européenne qui ont été arrêtés : les interrogatoires pouvaient être très musclés, mais l’officier était toujours présent, mais je ne me souviens pas de séances de torture. Ils n’étaient pas enfermés non plus dans la cave, et étaient généralement très rapidement déférés à la prison/caserne de Maison Carrée.
La corvée de bois existait aussi à Alger. L’expression était reprise même si l’exécution sommaire sans procès était pratiquée également un peu différemment : généralement le rapport concluait que lors d’une d’un déplacement en vue de reconstitution du déroulement d’un attentat le présumé auteur avait tenté de s’évader en sautant du véhicule qui le transportait vers les lieux de reconnaissance et qu’il n’avait pas répondu aux sommations. Pendant les 9 mois passés dans ce service, j’ai du rédiger une quinzaine de ces rapports, mais il y a sûrement eu des accidents de ce genre qui n’ont pas eu de conclusion officielle. Je me souviens d’une fois où 2 jeunes hommes sont venus demander des explications : ils voulaient savoir comment il se faisait qu’officiellement leur frère était mort en voulant s’évader et que le corps qu’on leur avait rendu était mennoté et les chevilles liées. Leur curiosité leur a coûté une bonne semaine d’enfermement et de traitements "classiques" de la Villa pour leur apprendre à ne pas oser avoir des pensées subversives et leur faire comprendre qu’ils étaient désormais repérés comme des suspects de premier plan, certainement des meneurs FLN, à qui il pourrait arriver la même chose qu’à leur frère, s’ils étaient rencontrés dans des circonstances douteuses.
Le Service de cette Villa SUSINI gérait également le fort de Diar el Mahçoul tout proche. Cet endroit permettait en particulier de stocker les rafles importantes (150 / 200 parfois) qui étaient faites, par exemple quand des sifflets ou you-you accueillaient des soldats en patrouilles dans le secteur, près des marchés. Cela permettait un premier filtre : la Villa ne pouvait, même en tassant bien, "héberger" qu’une petite centaine de personnes. A ce sujet, je ne peux que rapporter un témoignage que je n’ai pu contrôler personnellement à l’époque. A la suite d’une de ces types de rafles une cinquantaine de personnes ont été descendues dans une sorte de salle en sous-sol dont le seul accès était une échelle mobile. Cette salle devait faire environ 50 m2 à 4/5 m de profondeur, avec juste une ouverture ronde de 1,5m de diamètre : la seule lumière et pas d’eau, pas de W-C. Pendant la semaine passée où tout le monde est resté au fond, hommes et femmes ensemble avec les excréments, la seule nourriture a été quelques quignons de pain. Un seau d’eau était descendu de temps en temps pouvant servir pour la toilette et boire. Quand il y avait trop de cris c’était un coup de jeu d’eau. Tout le monde a été relâché (mais fiché) parce qu’il a eu plusieurs malaises assez sérieux et la peur de décès qui se seraient peut-être su.
Il faut aussi parler des enquêtes à domicile. La majeure partie des arrestations, perquisitions se faisaient de nuit, pendant le couvre feu. La visite étant effectuée, à priori au domicile de suspects FLN, il était "possible" de tout faire. Tout le logement était complètement "fouillé" c’est à dire totalement mis sans dessus dessous. Il était "autorisé" (au moins tacitement) de prendre ce qui plaisait : objets de cuivre, beaux tapis, bijoux… L’argent liquide était généralement considéré comme le résultat de collectes du FLN, d’où confisqué et preuve complémentaire d’allégeance au FLN. Tout le monde homme, femme, enfant était fouillé et généralement en faisant mettre tout le monde nu. La plupart du temps les hommes étaient embarqués. Il n’était pas rare que une femme ou jeune fille soit violée à cette occasion, et devant tout le reste de la famille.
Comme le dit l’éditorial de l’Ancien d’Algérie, la torture n’était pas l’apanage de toutes les unités opérationnelles en Algérie, mais très répandue, et un certain nombre avaient par contre la triste vocation d’être spécialisées dans cette besogne. Il est vrai que, principalement dans les montagnes, hors d’Alger, des grandes villes, des militaires pris lors d’embuscades étaient également victimes de faits similaires. Le Commandement de l’Armée, qui est responsable selon moi du comportement des soldats, n’avait souvent pas besoin d’être très présent, il agissait souvent dans l’ombre et laissait faire, entretenant seulement le climat d’insécurité, de peur des appelés. Une question vient naturellement à l’esprit : pourquoi ce "travail" de la torture dont je porte témoignage était-il généralement et prioritairement réalisé par des appelés ? Ceux-ci n’étaient à priori par prédisposés à être des tortionnaires, mais de simples citoyens comme la majorité des français de l’époque. Par rapport à la conscience, la morale de ces actes, j’analyse le comportement des appelés de la façon suivante : Je serais tenté de dire qu’il y avait 5 catégories :
Ceux qui avaient fait un choix "politique" dès le début, en refusant de porter les armes, en "désertant", je les admire, il fallait un courage considérable et sans doute déjà un engagement militant assez organisé.
Ceux qui avaient admis, sans se casser la tête, que le commandement militaire avait certainement raison, et que pour obtenir des renseignements, des aveux, il n’y avait que la torture comme moyen d’action face à ceux qui n’étaient pas de vrais soldats de libération, mais des barbares.
Ceux qui se sont trouvé dans des unités où la torture n’a pas été pratiquée, au moins dans la période où ils ont effectué leur service. Ils en ont entendu parler, mais sans pouvoir se rendre compte réellement de ce que cela était, concrètement. Ils ont été nombreux. A Alger, dans la période où je peux témoigner cela devait pouvoir représenter près des ¾ des appelés, peut-être même plus.
Ceux qui, les plus nombreux de ceux qui ont participé à la pratique de la torture, ont été pris dans l’amalgame. Il ne faut pas oublier qu’à 20 ans sans expérience de "combat" social, découvrant cette réalité, il est difficile de savoir comment pouvoir réagir. Il existe un effet de groupe, d’un groupe en place qui agit en fonction de règles établies par les ordres, la pratique, une "expérience"… et les jeunes arrivent un par un dans ces unités. Comment pouvoir contester quelque chose à l’armée ? De plus dans ces unités "spécialisées" un refus d’obéissance, une contestation n’auraient pu être que certainement considérés comme des actes de haute trahison militaire avec au minimum le tribunal militaire à la clé. Les officiers de carrière n’avaient même pas besoin de forcer les appelés, il leur suffisait de transmettre les informations du commandement de l’armée sur les attentats, les jeunes du contingent qui avaient été tués ou torturés (ou les 2) : la liste quotidienne était longue. Avec quelques commentaires le climat de volonté de vengeance était garanti. Il suffisait d’entretenir les braises pour que le feu ne s’éteigne pas. Et donc très vite, avec ce martelage psychologique de l’encadrement ces appelés pensaient que c’était la seule manière d’obtenir des renseignements, des aveux et que les Algériens qui étaient en face devaient leur donner les informations qu’ils attendaient. Seul dans sa conscience, dans un tel contexte, il n’était plus possible, alors, de s’opposer. Je partage tout à fait cet avis de Alice CHERKI que ceux qui ont pratiqué la torture, parmi les jeunes du contingent, dans leur très grande majorité, ils l’ont fait, entraînés à leur insu, de fait, par ce conditionnement psychologique de l’encadrement. C’est également vrai, je l’ai constaté sur place, que des "copains" de chambrée, adorables, gentils,… avec qui il était agréable de discuter de passer des heures avec eux pouvaient se montrer d’une cruauté, d’un raffinement qui n’avait de limite que la concurrence d’un autre copain, ou l’enjeu d’un pari. Il y avait souvent une sorte d’entraînement d’excitation, de surenchère morbide. Là bas, je me suis souvent interrogé pour tenter de comprendre pourquoi, des jeunes pouvaient en arriver à de tels comportements. En fait, je pense que ce climat de haine, entretenu, cultivé, entraînait ce tortionnaire occasionnel à vouloir faire aussi bien que ses copains, pouvoir montrer qu’il allait "bien" venger ses copains (qu’il ne connaissait pas) qui s’étaient fait tuer à quelques jours, semaines de la quille. Un autre facteur important, sinon capital, c’est que ces jeunes ne pouvaient bénéficier d’aucune distraction. Une "perm", c’était quelques heures à se balader, obligatoirement en groupe (par sécurité) simplement aller boire un pot dans le quartier chic, européen d’Alger, éventuellement aller au bordel (mais à la fin de la guerre les risques étaient grands). Dans ce type de balade il fallait sans cesse surveiller à droite, à gauche, devant, derrière, avoir la main prête à saisir le pistolet (presque toujours armé, même dans son étui, pour ne pas perdre de temps en cas de besoin). Le moindre moment d’inattention c’était risquer sa vie. Il n’y avait aucune distraction possible, aucun contact féminin digne de ce nom, et ce pendant des mois. Les informations de la métropole arrivaient au compte goutte : pas de journaux, seulement le courrier familial, des amis. Il y n’avait pas de télévision, seuls quelques-uns uns avaient un poste de radio et arrivaient à capter Europe1, parfois Radio-France. Alors des jeunes de 20 ans, 24 heures sur 24 sur le qui-vive (avec les gardes, les perquisitions..) désœuvrés moralement, obnubilés par le nombre de jours pour avoir enfin la "quille", conditionnés par cette psychose de l’attentat FLN, avaient, par ce moyen, l’occasion de pouvoir se défouler. Et comme leur calvaire, pour une bonne part, provenait, selon le martèlement qu’on leur faisait, des Algériens tous sympathisants du FLN, l’autodéfense personnelle par la torture devenait plausible, et une solution naturelle. Et un facteur aggravant, à Alger il fait généralement chaud, alors on boit, de préférence de la bière (parfois du vin), d’autant plus quand on a "besoin" d’oublier cet enfer, de rêver au retour à la vie en métropole avec l’amie, la femme, ses amis pouvoir enfin espérer revivre : alors, l’alcool devient facilement le paradis idéal d’évasion pour beaucoup, un refuge, un moyen de ne plus être le même, d’avoir l’excuse de pouvoir tout se permettre parce qu’on a bu.
Ceux qui, un peu comme moi, refusaient, par principe la guerre, avaient tenté de le dire à leur façon, de s’y opposer, mais non engagés, isolés, étaient un peu désemparés, face à cette torture. S’opposer seul à de telles pratiques ? C’était une pure utopie. A plusieurs reprises, j’ai eu beaucoup de mal à ne pas être mis en cause parce qu’on considérait que j’étais toujours à la traîne pour ces besognes, trop souvent avec des prétextes pour m’y soustraire. Il ne faut pas oublier que dans une unité comme celle où je me suis trouvé affecté, il n’est pas sûr que les règles officielles soient correctement appliquées (on avait tellement l’habitude de ne pas les respecter) : peut-être aussi expéditives et radicales que celles employées avec les militants du FLN identifiés. A partir de là les marges de manœuvres devenaient très difficiles entre la conscience de ces pratiques que l’on ne pouvait pas supporter, et l’obligation de passer à l’acte presque comme les autres pour ne pas se trouver taxé d’allégeance aux "Fells". Alors quand cela dure près de 10 mois, je peux vous dire que psychologiquement on ne sort pas indemne d’un tel séjour.
Mon engagement moral, mes convictions, et ma possibilité de "justifier" mon "travail" administratif m’ont permis de ne pas être contraint de pratiquer directement ces actes de barbarie. Justifiant le respect de mon amie laissée en Métropole (même si je n’en avais pas à cette époque) et prétextant, que je ne pourrais jamais faire l’amour avec une algérienne m’ont permis que je ne sois pas trop mis en cause de ne pas profiter de pouvoir me soulager sexuellement gratuitement. Pendant cette période, j’ai fait ce je pensais pouvoir faire pour limiter au maximum cette participation à ce qui me révoltait au plus fort de moi. Je ne pense pas avoir de trop lourdes responsabilités personnelles. Surtout dans ce service, il n’était pas possible, humainement, à quelqu’un, isolément, de pouvoir s’opposer directement à la torture, cela aurait été très certainement sa condamnation à coup sûr à la torture, à l’emprisonnement pour haute trahison, et même très plausible, à l’exécution, sans procès : parce qu’ayant eu accès à trop de dossiers sensibles de responsables FLN j’aurais été un individu trop dangereux, de ceux qui n’ont jamais été jugés, si possible. Mais c’est à titre collectif, que j’ai le sentiment, comme français ancré dans l’idée de la liberté, et le combat nécessaire pour la défendre, de porter une part de culpabilité de torture dans cette période.
Cette tentative d’explication n’est en rien un souhait de me disculper, de pouvoir faire penser que moi, je suis blanc dans cette opération, parce que j’étais conscient de cette ignominie, parce que je n’ai pas trouvé de solutions pour m’y opposer. Je me sens totalement, comme français, comme militaire, co-responsable de ces exactions. Je ne me sentirai moralement un peu soulagé que le jour où les autorités françaises, au plus haut niveau reconnaîtront cette torture et la condamneront.
Juste avant d’être libéré, le cessez le feu avait été signé depuis quelques jours, j’ai failli, à Sissonne, être sérieusement inquiété. J’avais dit aux appelés que maintenant j’allais pouvoir enfin diffuser à la presse mes notes consignées sur un cahier de ce que j’avais vécu : un officier de la sécurité militaire est venu demander au chef de poste que j’étais à ce moment là le commandant de la caserne pour pouvoir effectuer une fouille afin de trouver des documents subversifs. J’ai réussi à les camoufler.
Comme la majorité de mes camarades du contingent, l’enfer de ce séjour en Algérie a gravé des souvenirs tenaces qui ne s’estompent pas comme je l’avais espéré. Comme beaucoup de ceux qui ont fait cette sale guerre, mais il n’y a que des sales guerres, pendant des années, la nuit, les rêves se transformaient, se transforment encore (heureusement un peu moins souvent), en cauchemars, ramenant ces images de violence insoutenable. Je considère que je suis malgré tout un miraculé, puisque je suis revenu intact physiquement, malgré les 5 ou 6 occasions où j’ai eu la chance que les attentats (c’était le terme employé de ces actes de guerre du FLN) dans lesquels je me suis trouvé visé (individuellement ou collectivement) m’épargnent.
Je suis pleinement convaincu que les militaires du contingent ayant torturé, comme leurs victimes, ne sont pas sortis indemnes de cette péripétie. Par contre, je suis certain qu’il n’y a pas de processus de guérison possible. Il peut y avoir sans doute une assistance, une aide pour atténuer les séquelles mais les choses sont irréversibles. Le temps, à la longue, estompe légèrement l’acuité de la douleur morale, mais ne la gomme jamais.
Cette page d’histoire est l’une des racines, l’un des séquelles du colonialisme, qui fait perdurer le racisme en France avec tout ce qu’il engendre.
Il me semble urgent que le Gouvernement, le Chef de l’Etat prennent officiellement position pour condamner cette pratique de la torture dont la France s’est rendu honteusement coupable dans cette période. Pour un pays qui se targue d’être celui des droits de l’homme, il n’est pas possible de se montrer en donneur de leçons tant que l’on couvre, de fait, cette horrible période et qu’il n’y aura pas eu condamnation officielle de tels agissements.
Ce témoignage peut être publié, s’il peut servir à éradiquer ces pratiques barbares de la torture, à servir pour la paix en respect de la Vérité Historique.
C’est ce texte qui a été repris dans le livre collectif édité par l’ARAC "L’Algérie, nous y étions..." qui relate l’expérience différente en fonction du lieu, de la période, du commandement, des hommes... d’une vingtaine d’anciens combattants de cette guerre.
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