Henri Pouillot, militant anticolonialiste, à L’Expression
« Si la France avait reconnu… »
Qui mieux qu’un acteur vivant, Henri Pouillot, ex-appelé de l’armée française en Algérie, pour nous livrer des réponses sur les moments cruciaux qui ont jalonné la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962 ? Nous détenons ainsi, dans cet entretien, des témoignages poignants de cette période bouillonnante, fascinante mais qui garde encore des zones d’ombre et que nous avons tenté, d’éclairer avec l’aide de M. Pouillot.
L’Expression : Appelé de l’armée française en Algérie, entre juin 1961 et mars 1962, vous avez dénoncé dans votre livre - Torture en Algérie, un appelé parle- les pires atrocités commises contre les Algériens par l’armée française. Comment avez-vous vécu la signature des accords d’Évian ?
Henri Pouillot : J’avais quitté la villa Susini le 13 mars 1962 pour rentrer en France. D’Alger, nous sommes partis en convoi spécial jusqu’à Oran, compte tenu des conditions d’insécurité pour prendre le bateau pour la France. Il y avait une très grosse tempête et nous avons longé la côte algérienne, marocaine, puis espagnole jusqu’à Marseille. Ce devait être le dernier voyage de ce vieux bateau. La traversée a duré presque 2 jours, à fond de cale. C’est là que j’ai passé mon anniversaire, j’étais malade, comme tous les camarades, mais tellement heureux de quitter l’Algérie et cet enfer... Après une nuit inconfortable à la caserne de Marseille, nous avons pris le train (un train spécial réservé pour les militaires rapatriés) à destination de Sissonne. À l’époque, il n’y avait ni Internet ni réseaux sociaux : les seules informations presque instantanées qui pouvaient être diffusées l’étaient par radio, et les transistors étaient très rares. Un appelé en disposait un et a entendu ce message que les accords d’Évian venaient d’être signés. Ce fut une explosion de joie indescriptible : tout le monde s’embrassait, chantait, criait. Même si je ne fus libéré de mes obligations militaires que 4 mois plus tard, ce cessez-le-feu, fut un formidable soulagement et un immense espoir pour le peuple algérien qui avait payé un si lourd tribut pendant cette guerre.
Le général de Gaulle s’était opposé aux partisans de l’Algérie française et avait échappé à plusieurs attentats de l’OAS. Pourriez-vous revenir sur ces événements avec force détails en tant que soldat de l’armée française en Algérie, sachant que 60 ans après les accords d’Évian, la guerre d’Algérie continue à hanter les mémoires, notamment chez l’extrême droite française ? Pourquoi cette nostalgie qui s’éternise encore ?
De Gaulle avait été acclamé par l’armée et par la population pieds- noirs d’Algérie quand il est revenu au pouvoir : sa déclaration, à Alger, « Je vous ai compris » avait été un formidable espoir, assez rapidement déçu, dès qu’il a été évoqué la possibilité d’une autodétermination pour le peuple algérien. Pour les militaires de carrière, dont beaucoup avaient une grande nostalgie d’avoir subi une terrible défaite en Indochine quelques années plus tôt, il n’était pas question « d’abandonner » l’Algérie. Les pieds- noirs, même si dans leur très grande majorité n’étaient pas de riches colons, bénéficiaient d’un prestige, fondé sur un concept raciste. Le « second collège » constituait une catégorie de sous- citoyens : ces musulmans algériens (même s’ils n’étaient pas très pratiquants de leur religion). Tout l’enjeu idéologique, c’était le colonialisme fondé sur le racisme. Très rapidement, une convergence s’est établie entre la majorité des pieds- noirs et les militaires de carrière. N’oublions pas que Jean-Marie Le Pen, fin 1956, alors qu’il venait d’être élu député sur une liste poujadiste (courant d’extrême droite) démissionna, selon sa formule d’alors, devenue célèbre, pour « aller casser du Bougnoule ». Cela se concrétisa avec les barricades d’Alger en décembre 1960, et dans la foulée la constitution de l’OAS, puis le putsch d’avril 1961. Pour l’essentiel, c’est grâce aux réactions des appelés qui s’y sont massivement opposés que le putsch échoua. L’OAS n’a jamais accepté le cessez-le-feu. Malgré la fin des colonies françaises, dans les années 1960 (Indochine puis Algérie, suivi de Madagascar, du Cameroun, et des pays africains Sénégal, Mali...), avec souvent des dizaines de milliers de morts peu connus, la nostalgie du colonialisme ne s’est pas éteinte spontanément : la Françafrique n’est pas encore complètement abandonnée. À partir de la fin de l’année 2000, avec le témoignage de Louisette Ighilahriz un débat s’est ouvert en France autour de l’histoire de la guerre de Libération de l’Algérie. Cette nostalgie du colonialisme s’est concrétisée avec la loi du
23 février 2005, qui en est la démonstration : son article 4 (supprimé par la suite, compte tenu des nombreuses réactions d’opposition) demandait aux enseignants d’inculquer le « rôle positif de la colonisation ».
Le racisme, en France, garde de profondes racines de son passé colonial, tout particulièrement l’islamophobie. Les attentats perpétrés par des adeptes d’un islamisme radical, ont certainement eu un impact sur ce type de réaction, et l’extrême droite a beaucoup instrumentalisé cet aspect.
Jusqu’en 2000, en France, il n’y avait qu’une quinzaine de rues, de monuments commémorant l’Algérie française ou des responsables de l’OAS, maintenant il y en a une bonne centaine. Ces nostalgiques de l’Algérie française, de l’OAS en sont un terreau très favorable.
Il y a de nombreux groupes de mémoires très puissants en France : appelés de l’armée en Algérie, Européens d’Algérie, harkis et émigrés d’Algérie en France, 60 ans après les accords d’Évian chacun se renferme dans son rapport avec son propre passé. N’y a-t-il pas là une communautarisation des mémoires ?
Il n’est pas anormal que des catégories de personnes ayant eu un passé quasi identique, parfois douloureux, se retrouvent plus facilement pour évoquer ces années de souffrance. Surtout par rapport au passé de cette période de la guerre de Libération de l’Algérie, alors que tout a été fait pour éviter de reconnaître les responsabilités, en débattre. Ces douleurs ne s’effacent pas avec le temps. Si l’État français avait officiellement reconnu sa responsabilité dans les crimes commis en son nom et les avait condamnés, les références au passé auraient permis d’être plus apaisées. Si un débat, sans tabou, avait pu avoir lieu, nul doute que cette nostalgie aurait évolué très différemment. Cette échéance de 60 ans, pèse sur ceux qui ont vécu cette période, à la fin de leur vie, ils en souffrent. Les héritiers de ces acteurs ressentent, sans pouvoir les comprendre les souffrances subies, et évitent les débats sur ces questions. Ceux, plus jeunes, ignorent souvent l’essentiel : l’histoire enseignée sur cette période a longtemps été muette, ou minimisée. Pour les appelés, la question des traumatismes subis (en particulier psychologiques) n’a pas été reconnue. La question des harkis, très complexe du fait du recrutement très hétérogène, n’a pas été réglée comme elle aurait dû l’être. Ils étaient nombreux à se retrouver, avec leur famille, dans des conditions indignes, inhumaines, et même la « régularisation » qui vient d’être tentée, il y a quelques mois, n’est pas satisfaisante. Les pieds- noirs, à leur entrée en métropole ont parfois été assez mal accueillis. Partis, pour la plupart de rien, ils ont eu beaucoup de mal à retrouver une situation sociale acceptable, souvent largement dégradée par rapport à leur situation en Algérie. Il a fallu attendre la loi de 2005 pour qu’une aide leur soit enfin accordée. Les Algériens de souche souffrent toujours de racisme, de discriminations...
Depuis la première commémoration officielle des accords d’Évian par François Hollande en 2015, nous avons assisté à des réactions acerbes à commencer par celle de Nicolas Sarkozy suivie par d’autres nostalgiques de l’Algérie française. Cela ne constitue-t-il pas une rente mémorielle du côté français ?
Dans la mesure où il a fallu attendre 1999 (37 ans) pour reconnaître qu’il s’agissait d’une guerre et non pas d’évènements et d’opérations de maintien de l’ordre, il ne faut pas s’étonner que les interprétations aient été diverses et que la clarté ne se soit pas manifestée. Cela a empêché de trancher clairement le passé de cette douloureuse période des différentes communautés.
Le général de Gaulle s’était opposé aux partisans de l’Algérie française et avait échappé à plusieurs attentats de l’OAS. Pourriez-vous revenir sur ses événements avec force détails ?
Le général de Gaulle qui avait compris que l’Algérie ne pouvait pas rester française, mais qui voulait que la France puisse exploiter le pétrole algérien et réaliser ses essais nucléaires au Sahara, s’est donc naturellement trouvé en conflit total avec les partisans de l’Algérie française et de l’OAS. Cette organisation terroriste avait planifié deux attentats contre lui en Région parisienne, alors qu’il rejoignait, avec son épouse, sa résidence personnelle de Colombey- les- Deux-Églises. Le premier le 8 septembre 1961 à Pont- sur- Seine, le second le 22 août 1962 au Petit- Clamart. Dans les deux cas, il s’en est sorti indemne.
60 ans après les accords d’Évian, la guerre d’Algérie continue-t-elle dans les mémoires notamment auprès de l’extrême droite française ? Pourquoi cette nostalgie française qui s’éternise encore ?
Je serais tenté de dire que les mémoires relatives à la guerre de Libération de l’Algérie se sont considérablement estompées, mais que, avec l’approche du 60e anniversaire du cessez-le-feu une instrumentalisation en a été faite, en particulier, logiquement par l’extrême droite, mais aussi par le pouvoir en place. L’extrême droite continue « naturellement » de cultiver ce racisme, culture du colonialisme.
Mais depuis un an le macronisme a décidé d’instrumentaliser ce 60e anniversaire, qui coïncide avec la campagne électorale de la présidentielle. Ce fut la commande du rapport de Benjamin Stora qui, certes comporte un certain nombre de points positifs, comme, en particulier, le rôle de la colonisation, mais en occulte un certain nombre de points très importants : le rôle, l’importance de l’OAS, la responsabilité de la France dans les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les crimes d’État commis en son nom et leur condamnation.
Certes, le président Macron a reconnu l’assassinat de Maurice Audin sous la torture, puis celui d’Ali Boumendjel, mais pourquoi pas celui de Larbi Ben M’hidi assassiné dans les mêmes conditions ?
Les exécutions sommaires (corvées de bois, crevettes Bigeard...), la torture, les viols, les villages rasés au napalm (entre 600 et 800, donc plus de 100 000 victimes civiles) les camps d’internement pudiquement appelés de regroupement (plus de 200 000 victimes civiles selon le rapport officiel de Michel Rocard réalisé avant la fin de la guerre), l’utilisation du gaz Vx et Sarin, les essais nucléaires... commis au nom de la France, n’ont toujours pas été reconnus et condamnés par l’Etat Français : il serait plus que temps !!! Le président de la République, Emmanuel Macron, s’est permis de falsifier gravement l’histoire, en particulier le 26 janvier dernier en évoquant la fusillade du 26 mars 1962 à Alger. Il a considéré que le 4e RTA était seul responsable de la fusillade des manifestants de l’OAS : il a « oublié » d’évoquer qu’un commando de l’OAS était juché sur les toits et balcons et avait ouvert le feu sur la troupe. Cette falsification ne peut s’expliquer que par une volonté de récupérer des voix zémouriennes et lepénistes aux prochaines élections. Une telle expression de la part d’un président de la République, donnant une version officielle mais volontairement fausse parce que tronquée est un scandale inacceptable. Il y avait déjà eu un précédent, le 26 mars dernier, avec le dépôt d’une gerbe au mémorial du Quai Branly, en son nom, par sa ministre : la première fois qu’un président de la République osait une telle provocation. Ce président, par cette presque « réhabilitation » de l’OAS, semble donc oublier son caractère terroriste, fascisant, qui n’avait pas hésité à mettre en cause la République française par un putsch et les tentatives d’assassinat de son président de la République d’alors. Nul doute que l’instrumentalisation de cet anniversaire n’est pas terminée, même si l’actualité, avec la Russie et l’Ukraine, va mettre au second plan ce débat. Il est urgent et indispensable que la France reconnaisse et condamne sa responsabilité dans les crimes commis en son nom à cette période-là. C’est une démarche indispensable pour que des relations apaisées, ouvrant à un traité d’amitié, de coopération entre nos deux pays qui ont un tel passé commun puisse voir le jour.
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