Article de El Watan : Nadia Saou du 07 mars 2021
Alors même que le rapport vient de paraître en librairie, son statut demeure incertain : rapport politique ou rapport d’expert, ou encore d’historien ?
Benjamin Sora s’est défendu d’être le « fonctionnaire de l’Elysée » (ou le « conseiller » comme l’écrit Olivier Le Cour Grandmaison) et se revendique comme expert ou comme historien, confondant à l’occasion de ce rapport les deux catégories : pourtant l’expert est lié à un client alors que l’historien mène une recherche scientifique visant à l’objectivité. Les journaux algériens ont ouvert leurs colonnes aux réactions suscitées par le rapport.
Pour certains Algériens, le bref rapport Stora (une centaine de pages auxquelles s’ajoutent les annexes) est une affaire française bien que son sujet, – les « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » –, soit de nature à intéresser les deux rives de la Méditerranée. Retour sur la réception d’un rapport à laquelle les presses algérienne (El Watan dès la parution) et française ont beaucoup contribué, et début d’explication d’une réception houleuse. Celle-ci interroge sur le positionnement de B. Stora, son rapport au politique, et les choix mis en avant en matière d’histoire et de symboles.
Le métier d’historien à l’épreuve de mémoires conflictuelles
Dans un article d’El Watan du 20 janvier 2021 (https://www.elwatan.com/edition/actualite/a-lepreuve-de-lecueil-des-lobbies-memoriels-20-01-2021 ) , il est rappelé que « Benjamin Stora a été chargé le 24 juillet 2020 par Emmanuel Macron de dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ». Aussi, quand il explique dans un entretien au journal L’Expression, daté du 7 février 2021, que l’historien doit rendre compte de tous les points de vue, ce positionnement affiché ne peut être qu’approuvé par tous les chercheurs en sciences sociales, a fortiori quand il s’agit de mémoires conflictuelles. Pour autant, est-il établi lorsqu’on parcourt le rapport ? Oublis ou omissions, généralités, mais aussi gauchissements, celui qui se présente comme l’historien de la guerre d’Algérie aurait-il écrit trop vite ? Omissions : elles sont à l’origine de remous côté algérien et côté français.
Outre les réactions attendues de l’extrême-droite jugeant le rapport favorable à la partie algérienne, les femmes et filles de harkis ont été les premières à protester contre la proposition de panthéonisation de Gisèle Halimi en raison du mépris affiché à leur égard ; elles ont été suivies des descendants des victimes de l’OAS dont il est à peine fait mention, de témoignages d’anciens appelés comme Henri Pouillot, auteur d’un ouvrage sur ce qu’il a vu notamment à la villa Susini, de celles des anciens moudjahidine qui dénoncent à la fois le silence sur les crimes de l’époque coloniale et ce qui en est la conséquence, l’absence dans les préconisations de leur reconnaissance officielle (comme J. Chirac l’a fait à propos de la Shoah) ; très récemment, un collectif franco-algérien s’est exprimé encore plus radicalement non plus seulement pour leur reconnaissance mais aussi pour leur indemnisation. Le débat suscité par le rapport questionne donc sur la mémoire de l’historien ; B. Stora se présente à la fois comme un expert et un historien reconnu pour ses travaux sur le sujet, mais comment expliquer un état des lieux aussi partiel ? Olivier Le Cour Grandmaison dresse dans Mediapart un constat implacable des silences du conseiller et analyse l’usage du mot « exaction » à la place de celui de « crime », terme utilisé par le président Macron.
On est aussi troublé de trouver des éléments présents qui ne sont pas directement liés au sujet, appartenant à des espaces-temps différents (quelle pertinence a le rappel de l’assassinat du professeur Samuel Paty dans la question des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie ?) ou des déclarations surprenantes à propos de la Kahena, figure légendaire revendiquée par plusieurs communautés (berbère, juive, voire française à l’époque de la colonisation pendant laquelle certains en ont fait un équivalent de Jeanne d’Arc) ! De cette reine intégrée à des histoires qui s’opposent, comme l’ont montré les recherches universitaires, B. Stora fait un personnage dont l’historicité ne poserait pas question : il existe pourtant une histoire savante qui, s’appuyant sur l’examen critique des textes et les connaissances que l’on peut avoir sur la fin du VIIe siècle au Maghreb, est beaucoup moins péremptoire.
On est également troublé par le rapprochement entre le « rattachement » de l’Algérie et celui de la Savoie ; le premier est fondé sur une conquête, le second sur un plébiscite. Sur ce point aussi on regrette l’imprécision de l’auteur : l’Algérie dépend du ministère de la Guerre et est gouvernée par des militaires jusqu’à ce qu’à la suite du décret du 24 octobre 1870, elle dépende du ministère de l’Intérieur (c’est le moment où les juifs algériens se voient reconnaître la nationalité française) et il faut attendre le décret du 26 août 1881 pour que soit instauré le régime « des rattachements », chaque département ministériel devant prendre en charge les affaires relevant de sa compétence en Algérie. Par ailleurs, l’énumération des publications sur le sujet de la colonisation met sur le même plan militants et scientifiques, y sont omis des historiens importants, notamment Charles-André Julien, André Nouschi, Annie Rey-Goldzeiguer, Catherine Coquery-Vidrovitch.
La plupart illustre des champs d’intérêt qui concernent la colonisation et la guerre d’Algérie (notamment tortures, déplacements des populations, question du Sahara). Quel que soit l’usage de cette historiographie, elle laisse le lecteur sur sa faim : que veut démontrer Stora ? « Le monde de contact » qu’il suggère est un monde recomposé, de façon à donner au mieux une image conforme à des attentes, comme peuvent l’être celles des pieds-noirs progressistes qui ont salué le rapport, malgré ses insuffisances, dans la mesure où « il ouvre une brèche sur les questions mémorielles », ou au pire celle d’un collage artificiel de groupes sociaux appartenant à divers contextes et aux intérêts différents (intellectuels de gauche, juifs algériens, indigènes enrôlés dans l’armée française, immigrés).
Plutôt qu’un tel collage superficiel, n’aurait-il pas été souhaitable d’historiciser plus précisément ces situations ? Si le rapport Stora, du fait de son thème, convient à des historiens militants (G. Manceron, P. Blanchard), en revanche, il suscite des oppositions franches chez d’autres : dans Le Monde, S. Thenault récuse la question mémorielle dans la mesure où elle « produit des effets pervers d’assignation et d’identification des acteurs ; chacun n’est-il pas censé appartenir à un camp, auquel il doit se ranger ? »
La question des symboles
Parmi les nombreuses mesures proposées pour le soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, certaines ont une portée symbolique forte dans la mesure où elles touchent aux mémoires nationales. Nous en retiendrons quelques-unes qui illustrent la rapidité ou les contradictions du rapport : la panthéonisation de Gisèle Halimi, le projet d’une stèle dédiée à Abdekader, la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel ou encore le musée de Montpellier. Dans le « monde de contact » qui lui est cher, B. Stora cherche à individualiser des figures féminines qui le représenteraient. Il en choisit deux : Gisèle Halimi, d’origine tunisienne, et Emile Busquant, la femme de Messali Hadj.
Il propose la panthéonisation de Gisèle Halimi, or si l’avocate le mérite, c’est d’abord pour son combat féministe. L’épisode algérien de sa vie, pour marquant qu’il soit, puisqu’elle a défendu des condamnés à mort, ne représente que quelques années. Certes, elle est aussi l’auteur d’un roman intitulé La Kahena, mais cette figure rendue familière grâce aux récits de sa grand-mère demeure une légende sur laquelle se greffe le récit de ses engagements féministes. La réception du rapport Stora montre aussi en creux les insuffisances du point de vue symbolique. Le patrimoine – matériel ou immatériel – prend sens pour des communautés.
Ce que représente Abdelkader peut être partagé, mais à condition de savoir ce qu’on veut sélectionner pour le transmettre : en effet, un même personnage peut être biface. Pour les Algériens, comme l’ont bien montré Bruno Etienne et Mohamed Sadoun, Abdelkader est avant tout une figure de résistant ; en revanche, la réception française retient celle d’un représentant de l’islam soufi, l’homme qui intervint pour sauver les chrétiens à Damas en 1860. Faute d’une réflexion sur cette ambivalence, le rapport s’est heurté à une pétition algérienne qui s’oppose avec véhémence à cette préconisation : « L’Emir n’est pas un patrimoine en déshérence. Il appartient à notre pays, à notre peuple et à tous les peuples qui ont résisté aux entreprises coloniales. Il appartient, aussi, à tous ceux et celles qui ont contribué à la lutte de ces peuples quelles que soient leurs terres et nationalités d’origine, y compris françaises », est-il souligné dans la pétition.
Comme le souligne de son côté le sociologue, Aïssa Kadri dans sa présentation de l’article de l’historien britannique Neil Mac Master à propos du monument à l’Emir inauguré en 1949 dans la région de Mascara, « c’est le point de vue qui crée l’objet » ; « La volonté des nationalistes algériens de détruire en 1949 un monument dédié par le tristement célèbre Naegelen à l’Emir, témoigne de l’ambiguïté de l’usage du symbole. » La reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel, dans la suite de celle de Maurice Audin, est désormais actée par le président Macron, il s’agit d’un geste fort mais la réaction de la nièce de Boumendjel interviewée par le journal Liberté demeure : « Pourquoi le distinguer, alors que le Mouvement national algérien et la Bataille d’Alger particulièrement ont donné d’autres Ali Boumendjel ! Il existe tellement d’anonymes qui ont subi le sort affreux des assassinats et de la torture. Pourquoi le singulariser dans la communauté des martyrs algériens ? » Les historiens, Malika Rahal et Fabrice Riceputi, fondateurs du site 1000 autres.org, ont pour leur part publié une tribune dans Le Monde intitulée « Nommer les victimes de la disparition forcée vaudrait réparation symbolique » dans laquelle ils soulignent le rôle que peut jouer le site pour cette page de l’histoire.
Quant à la proposition de réactiver le projet d’un musée consacré à l’histoire de la France et de l’Algérie, elle a suscité un débat que l’historien ne prend pas la peine de rappeler, or, l’initiative supposerait des réponses à des questions esquivées dans le rapport. Un musée de l’Algérie et de la France, lieu supposé de neutralité par la mise en scène d’objets et un parcours tenant compte de mémoires liées, peut-il dire l’histoire en substituant un point de vue de surplomb aux mémoires communautaires ou individuelles ? Un musée vit-il en dehors de son environnement sans que des pressions de toutes natures s’exercent sur lui ? Pressions communautaires mais aussi rapports de forces politiques. Pour avoir la force de s’y opposer, le musée doit avoir une idée claire de ce qu’est traiter l’histoire de ces deux pays : il ne s’agit pas seulement de mémoires liées, mais de récits antagonistes. Bien des faits ne sont pas encore établis, les interprétations divergent selon le point de vue des historiens.
Le musée parlera-t-il d’« apports » de la colonisation ou de destruction systématique de la société algérienne ? On peut trouver de quoi documenter deux points de vue opposés mais occultera-t-on la question du point de vue ? Comment interrogera-t-on ce passé ? Certes, l’apport de l’histoire est fondamental pour cadrer les faits, mais un musée d’histoire est-il pensable alors que les questions qui se poseront inévitablement, l’idée de nation, les rôles respectifs des grandes figures de cette histoire (de Gaulle, Ferhat Abbas et de tant d’autres) commencent à peine et, souvent, avec peine, à être débattues ? La lecture d’un même événement suscite une multiplicité d’interprétations et divise non pas seulement pieds-noirs, métropolitains et Algériens mais les historiens entre eux. De quel point de vue une telle histoire peut-elle s’écrire ? Quant aux mémoires, elles sont encore pour une génération ou deux marquées par la douleur…
Au final, du fait de ses oublis, omissions, gauchissements, de sa légèreté sur la question des symboles, le rapport Stora n’a pas fait l’état des lieux qui était la commande initiale. L’objectivation des mémoires est un chantier encore à ouvrir : ce pourrait être celui de la commission « Mémoires et vérité » à condition que sa composition laisse une vraie place aux historiens et aux représentants des différentes communautés des deux pays. A condition aussi qu’elle ait pour objectif la reconnaissance des faits. Pour le moment, le rapport qui, certes, ouvre le débat vaut plus par le thème de la commande que par la rigueur de sa démarche scientifique et son assise symbolique.