Henri POUILLOT
Guerre d’Algérie, Colonialisme...
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Réaction au rapport de Benjamin Stora

Lettre à Emmanuel Macron - Président de la République

Article mis en ligne le 26 janvier 2021
dernière modification le 14 février 2021

par Henri POUILLOT
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26 Janvier 2021

Monsieur Emmanuel MACRON

Objet : « Un Complément au Rapport de Benjamin STORA »

Monsieur le Président

Lors de l’hommage que vous avez rendu à Jacques CHIRAC à la télévision le 26 septembre 2019, vous aviez déclaré : «  Une France qui regarde son Histoire en face et dont il sut reconnaître, lors du discours du Vel d’Hiv, les responsabilités dans les heures les plus sombres... Une France qui assume son rôle historique de conscience universelle ».

C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai pris connaissance de ce rapport de Benjamin STORA que vous aviez commandité, en espérant que, comme Jacques Chirac, à la lumière de ce travail, vous alliez enfin pouvoir réaliser le geste fort que la majorité des Français et des Algériens attendent de votre part, au nom de la France.

Je veux donc compléter ce rapport, parce que, comme Benjamin STORA, j’ai également un passé lié à l’histoire commune de la France et de l’Algérie. Mais, ce n’est pas le même, nos mémoires sont très différentes et ne peuvent donc se concilier, juste se juxtaposer. Pour les périodes de colonialisme, de la Guerre de Libération de l’Algérie, les questions de mémoire ne peuvent être qu’un guide pour les mesures nécessaires à prendre afin d’apaiser un lourd passé. Et de plus, il ne faudrait pas, en ne regardant que les rapports Algérie/France, occulter les autres pans de notre histoire coloniale française comme au Cameroun, à Madagascar... la « Françafrique » ... Ce rapport va avoir le gros avantage de libérer la parole sur ces questions.

Benjamin STORA est né en Algérie, y a vécu comme enfant, jeune adolescent, avant d’arriver en France.

Moi, un peu plus âgé, j’ai appris à l’école primaire, puis au lycée, que l’Algérie, c’était 3 départements français à part entière. On m’avait aussi inculqué que la colonisation avait apporté le bien être à des populations misérables, et qu’elle avait permis l’éducation, la santé, la prospérité... A l’époque, il n’y avait pas les sources d’information d’aujourd’hui : téléphone, internet, réseaux sociaux... pouvant permettre l’accès à une documentation plus complète, voire contradictoire. J’ai découvert l’Algérie en juin 1961, cela fera bientôt 60 ans. En effet, je venais d’être affecté à la Villa Susini à Alger, comme militaire, appelé du contingent (sursitaire). C’est là que je découvre ce qu’est encore la réalité du colonialisme, ce hiatus entre les populations pieds-noirs et les autochtones, ces arabo-musulmans qu’on appelait alors généralement bougnoules, ratons, crouilles, bicots... qu’il était « naturel » de tutoyer, non parce que c’étaient des amis, mais parce que l’usage voulait que ce soit ainsi avec cet aspect méprisant, supérieur, que l’on s’adresse à eux, comme on peut le faire pour son chien de compagnie à qui l’on adresse des ordres.

Je suis resté 9 mois dans cette villa, jusqu’au 13 mars 1962, ce seul centre de torture qui fonctionna comme tel, pendant toute la Guerre de Libération de l’Algérie (les autres centres d’Alger, nombreux, n’ont fonctionné que quelques mois ou quelques années). C’est d’ailleurs là que Jean-Marie Le PEN s’est « brillamment » illustré dans cette pratique, et qu’il revendiquait être fier d’avoir été décoré pour des « exploits » algériens dans les jardins de cette Villa. Ma mission prioritaire était de gérer le fichier des personnes arrêtées, de rédiger des rapports sur les « interrogatoires », et de jouer le chauffeur de l’officier responsable du centre. A l’époque, il s’agissait de fiches cartonnées (l’informatique n’existait pas encore) et je peux affirmer qu’il s’agissait de milliers de personnes : ces fiches étaient rangées dans des tiroirs étalés sur tout un mur de la grande salle du rez-de-chaussée (plus de 10m de long, 1,70m de haut). Mais ce fichier d’archives ne pourra jamais être consulté parce que j’ai appris qu’il avait été détruit, brûlé dans le jardin de la Villa dès le 20 mars 1962 (1).

Pendant cette période j’ai assisté à des ratonnades (dans mon livre témoignage « La Villa Susini » je fais état de l’une d’elle, survenue quelques jours après mon arrivée à Alger). J’ai eu la chance d’échapper à 3 attentats dont 1 du FLN (un pistolet sur la tempe qui s’est heureusement enrayé) et 2 de l’OAS (une arrestation par un commando, dans la période de couvre-feu, alors que j’étais au volant d’une voiture de l’armée, puis un jet de grenades dans un bar alors que nous prenions l’apéritif)

Avec en plus, la présence, la complicité de fait, à ces scènes de tortures, de viols, vous comprendrez, Monsieur le Président, que nos mémoires, sur cette période, entre celle de Benjamin Stora et la mienne, soient fort différentes, non conciliables, la juxtaposition de traumatismes.

Et puis, il y a une autre période de ma vie, où mon expérience est confrontée à ces séquelles du colonialisme dont Benjamin Stora ne fait pas écho. J’habite à Trappes depuis 1967, ville de banlieue de la Région parisienne. Avant 1960, c’était une petite ville, d’à peine 5.000 habitants. En moins de 10 ans elle est passée à 30.000 habitants, essentiellement des travailleurs enrôlés au Maghreb (surtout Algérie et un peu Maroc) et en Afrique subsaharienne : des travailleurs pour les chaines de montage des automobiles (Renault, Simca, Peugeot...), le ramassage des ordures, le bâtiment... C’est à partir de cette période que l’expression «  issu de l’immigration » a pris tout son sens et perdure encore à ce jour. Elle n’inclue pas des personnes comme Nicolas SARKOZY ou Manuel VALLS qui, eux, ont toujours été considérés comme français à part entière, malgré leurs origines, mais ceux dont les noms, prénoms, couleur de peau, laissent supposer qu’ils ont des origines d’indigènes des anciennes colonies. Et les conséquences sont encore aujourd’hui traumatisantes, sources de racisme et de discriminations systématiques. Une anecdote montre à quel point ce traumatisme est sensible. Un soir d’entrainement (j’étais alors président du club de basket) un jeune adolescent (une quinzaine d’années, habituellement assez turbulent) vient me voir en pleurant et me dit : « Tu te rends compte, aujourd’hui, j’ai été contrôlé 4 fois par les flics en allant et revenant du Collège. 2 fois, c’est le même flic, qui me connait, m’appelle par mon nom prénom, mais me demande ma carte d’identité, alors que pour les copains qui étaient avec moi - mais qui sont des blancs - on ne leur demande rien. Et c’est presque tous les jours que je suis contrôlé. », il complète : « Tu vois, il n’y a que 2 endroits où je suis respecté, c’est ici, dans le gymnase, et à la mosquée ». Cela remonte à près de 30 ans, mais ces discriminations systématiques continuent de sévir, avec plus ou moins d’ampleur, selon les moments, les lieux, les enjeux, et sont très, très fréquentes principalement à l’embauche. Le contrôle au faciès persiste encore très régulièrement.

Ce climat discriminatoire basé, sur une tradition colonialiste, est pour une bonne part à l’origine de replis communautaristes que l’on peut parfois constater, et une certaine forme de refuge dans l’expression religieuse pour ceux qui se sentent considérés comme des sous-citoyens dans la vie quotidienne mais qui retrouvent dans la religion une citoyenneté à part entière. Qu’un prosélytisme trouve alors une audience, rien d’exceptionnel, et c’est un chemin tout tracé vers un radicalisme.

Je considère que ce rapport minimise complètement l’ampleur des crimes commis tant pendant la période coloniale que pendant la Guerre de Libération de l’Algérie.

Ce rapport évoque, certes, la violence lors de la conquête de l’Algérie, et durant les années du XIXème siècle, mais semble beaucoup minimiser les enfumades, les répressions, les exécutions sommaires qui se sont poursuivies, féroces, à chaque contestation des effets de la barbarie du colonialisme. Il n’est pas évoqué cette discrimination terrible des 2 collèges où les voix des « indigènes » comptaient dix fois moins que celle des pieds noirs et des convertis au catholicisme. Certes dans les grandes villes (ORAN, Alger Constantine...) les indigènes pouvaient moins difficilement avoir accès à l’enseignement public, mais dans les campagnes, à quelques exceptions près, seuls les pieds noirs pouvaient aller à l’école.

Mais, c’est principalement pendant la Guerre de Libération de l’Algérie, que les manques sont criants. Certains crimes sont évoqués comme de simples exactions. Parmi les crimes oubliés, les plus criants sont : les viols, les crevettes Bigeard, les exécutions sommaires (correspondant aux nombreux disparus évoqués), l’utilisation du gaz Vx et Sarin, les villages rasés au Napalm (entre 600 et 800 !!!) (2), les camps d’internement, pudiquement appelés camps de regroupement (Le rapport Rocard, réalisé avant la fin de la Guerre, qui minimise cet aspect, évalue cependant aux alentours de 200.000 morts) ... Le crime de Charonne est totalement occulté. Les saisies, censures de journaux, revues ne sont pas évoquées, pas plus que les répressions des manifestations (presque toutes interdites) réclamant la paix en Algérie, souvent brutalement réprimées. Le rôle de l’OAS est notoirement sous-estimé. Dans les archives de l’armée que j’ai pu consulter concernant la période et sur une toute petite partie d’Alger, là où sévissait le régiment dont je dépendais, j’ai décompté une moyenne de 7 attentats par jour, dont la moitié du fait de l’OAS.

Par rapport aux préconisations, elles me semblent très insuffisantes.

Certes, l’entrée de Gisèle Halimi au Panthéon, l’érection d’une stèle pour commémorer l’Emir ABDELKADER, l’entretien des cimetières, la réalisation des lieux de mémoire des camps d’internement des algériens. Il ne faudrait pas non plus oublier les autres camps, ceux où furent « parqués » les harkis (comme à Rivesaltes ou ailleurs), dans des conditions ignobles. Alors ? pourquoi pas ? Ce seraient des gestes symboliques importants, positifs.

Il serait effectivement intéressant, logique, que des noms de « personnes issues de l’immigration et d’outre-mer » apparaissent plus nombreux sur des plaques de rues des communes de France. Mais il serait tout aussi important que disparaissent les plaques de rues françaises honorant par exemple le putschiste Raoul Salan (ou autres factieux), Bigeard, Massu, ... que les stèles ou monuments « honorant » les 4 condamnés à mort et exécutés (Bastien Thiry, Albert Dovecar, Roger Degueldre, Claude Piegts) pour leurs crimes commis au nom de l’OAS, disparaissent de l’espace public.

Il serait effectivement important que l’enseignement scolaire donne plus de place à l’histoire de la colonisation et de toutes les guerres de libération coloniale, y compris, évidemment celle de l’Algérie.

La France n’a pas eu une responsabilité colonialiste seulement avec l’Algérie. Il serait indispensable que l’examen de « conscience » s’applique aussi, tout particulièrement pour Madagascar, le Cameroun où les luttes pour les indépendances ont été menées au prix de dizaines de milliers de morts. Sans oublier non plus les massacres de sénégalais de Thiaroye.

Après les années 60, malgré la pseudo-décolonisation, la cellule de l’Elysée de la « Françafrique », sous plusieurs Présidents de la République, à mené une pratique de type néocolonial avec en particulier l’action des « barbouzes » de Focard, maintenant au pouvoir des présidents africains corrompus, mais « coopérant » ou éliminant ceux tentant de s’émanciper du joug imposé. Il ne faut pas négliger la gestion du Franc CFA et ses conséquences : géré par la Banque de France, contrôlant l’économie de ces pays placés ainsi sous la tutelle française. Le changement récent de ce franc CFA, ne semble pas modifier notablement ces liens financiers et la dépendance économique qu’elle induit.

Une interrogation doit être posée : est-ce que la présence d’une cinquantaine d’implantations militaires françaises en Afrique n’est pas une pression de type colonialiste sur ces pays ? Elle est d’ailleurs ressentie comme telle par de nombreux africains. Et l’opération « Barkane » ? Prévue au départ pour 3 mois, après 7 ans, elle est très loin d’avoir répondu aux objectifs annoncés alors d’éradication du terrorisme : la zone d’insécurité continue de s’étendre et les victimes sont de plus en plus nombreuses.

Quant à la Commission, telle qu’elle est proposée, elle pourrait très rapidement s’avérer une couverture pour enterrer la question. Si elle n’est composée que de quelques personnalités, sans l’apport de représentants d’associations directement impliquées sur ces questions, elle risque fort de ne pas pouvoir obtenir un grand écho. Les objectifs ainsi évoqués ne devraient pas se limiter aux questions de commémoration. A ce sujet, la commémoration du crime d’état (oublié) du 8 février 1962 au Métro Charonne, semble fondamentale. Par contre, je ne suis pas certain que la commémoration du 25 septembre pour les Harkis soit une bonne chose. Il me semble, personnellement, en effet, que c’est également une discrimination à leur encontre : considérer que ces soldats n’ont pas les mêmes droits que les autres, et ne soient pas honorés avec tous les autres le 19 mars, semble les considérer comme des sous-soldats (les sous-citoyens / indigènes de la période coloniale). Ils ont déjà été victimes du colonialisme, souvent enrôlés de force, et sont de nouveau, de fait, discriminés.

Cette commission aurait aussi pour but de pouvoir « recueillir la parole des témoins frappés douloureusement ». De nombreux témoignages ont déjà été publiés, cités, mais de nombreux sont restés enfouis dans les mémoires de traumatisés, et un certain nombre de ces témoins maintenant disparus, ne seront jamais connus. Il serait dont indispensable d’y associer TOUTES les associations d’anciens combattants (sans oublier donc l’ARAC, comme cela fut fait pour ce rapport) regroupant des éléments impliqués dans ce conflit.

Par rapport aux archives, il est scandaleux, malgré les engagements que vous aviez pris lors de votre déplacement chez Josette Audin (en septembre 2018) de favoriser leur accès, que des décrets très récents, restreignent considérablement, de fait, leur consultation.

Mais la reconnaissance et la condamnation des crimes contre l’humanité, crimes d’état, crimes de guerre comme la torture, les viols, les crevettes Bigeard, les exécutions sommaires, l’utilisation du gaz Vx et Sarin, les villages rasés au Napalm, les camps d’internement (pudiquement appelés camps de regroupement), les essais nucléaires du Sahara, le massacre de centaines d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961, la répression criminelle au métro Charonne du 8 février 1962 ... commis au nom de la France, et la désignation des responsabilités doivent être très claires.

Il ne doit pas s’agir de repentance, de demande de pardon, mais de reconnaître l’ampleur, l’importance qu’ils ont revêtue. Nombreux de ces crimes sont aussi graves, odieux, que ceux commis par les SS pendant la seconde guerre mondiale, et ils doivent être traités de la même façon. Sans ce geste fort (pas seulement la reconnaissance de l’assassinat sous la torture de Maurice Audin par l’armée) il ne sera pas possible de faire le deuil de ces abominables crimes, d’autant plus pour un pays comme la France qui tente de se présenter comme la patrie des Droits de l’Homme.

Il est effectivement indispensable de favoriser les échanges franco-algériens (mais pas que : Sénégal, Mali, Cameroun, Madagascar...) entre universitaires, étudiants pour une coopération, et la possibilité de consultations des archives concernant ces pays sur toute cette période.

Mais, un geste très fort, des plus logiques, compte-tenus des liens très nombreux entre familles éclatées entre les deux rives de la Méditerranée, serait de supprimer les visas entre les deux pays, que la circulation y soit libre entre tous les citoyens Algériens et Français. Ce serait très certainement la meilleure façon d’améliorer les rapports franco-algériens, une manière très humaine.

Alors, Monsieur le Président, vous qui avez reconnu chez votre prédécesseur son rôle important pour que la « France assume son rôle historique de conscience universelle » ne croyez-vous pas urgent de traduire dans les faits vos engagements de candidat ?

Veuillez agréer, Monsieur le Président, mes respectueuses salutations.

Henri POUILLOT
Ancien Combattant, militant antiraciste, anticolonialiste

(1) – avec ce courrier papier, je vous joins mon livre « La Villa Susini », mon témoignage relatif à cette période, dont de larges extraits figurent sur mon site internet
(2) – En 2004, lorsque j’ai participé à un colloque à l’université de Khenchéla sur le thème de « Novembre 1954, regards croisés » où je suis intervenu à la même tribune que Benjamin Stora http://www.henri-pouillot.fr/spip.php?rubrique49&lang=fr

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